Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/445

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La Chambre vota le projet du gouvernement qui mettait à la charge de l’État l’achat et le nivellement des terrains, les travaux d’art, viaducs, tunnels, etc., et à celle de la compagnie la pose des rails, le matériel et les frais d’exploitation. Les départements traversés par les chemins de fer devaient fournir à l’État une part contributive, répartie entre les communes par les conseils généraux.

Toussenel donne très pittoresquement, quant au Nord (qui fut d’ailleurs réservé), le schéma de l’opération : « L’État, dit-il, fera les frais du chemin (cent cinquante millions environ), et cédera gratuitement cette voie à M. de Rothschild ; M. de Rothschild fera l’avance du matériel (soixante millions) dont la valeur lui sera remboursée au bout de quarante ans, à dire d’estimation ; et, pour l’intérêt de cette avance, M. de Rothschild touchera quinze ou vingt millions par an. »

Un an auparavant, une loi avait été votée, qui était la préface obligée de la loi sur les chemins de fer. La loi du 3 mai 1841 sur l’expropriation pour cause d’utilité publique portait une atteinte grave au principe de la propriété individuelle. Tout comme la loi de 1833, reconnue insuffisante, elle payait bien au propriétaire le sol qu’elle lui enlevait, mais, comme le dit Elias Regnault avec une touchante naïveté, elle accoutumait « l’individu à se sacrifier à la société dans ce qu’il avait de plus personnel et de plus intime, sans résistance, sans trouble, sans murmure ».

En réalité, l’intérêt capitaliste l’emportait ici sur les vieux sentiments patriarcaux de la propriété, du berceau des ancêtres. On donnait à l’État un droit d’expropriation plus étendu et plus expéditif, afin qu’il pût en faire profiter les compagnies de chemins de fer. On sacrifiait la propriété immobilière du passé à la propriété mobilière du présent et de l’avenir, la terre à l’argent, la rente au profit capitaliste.

Les propriétaires s’aperçurent bien vite d’ailleurs qu’ils pouvaient y gagner. Ils devinrent capitalistes eux-mêmes, spéculèrent sur les terrains et coururent après les expropriations. Nous les verrons opérer, dans un prochain chapitre où nous examinerons la transformation du vieux Paris entreprise par le préfet Rambuteau.

Ainsi se coupent un à un les liens qui attachent la propriété à l’homme et l’homme à la propriété. Ainsi disparaît le matérialisme primitif de la possession des choses pour elles-mêmes, et s’élève la notion de la jouissance que les choses produisent avec plus d’abondance et de sécurité lorsqu’elles sont, par la mobilisation de la propriété, entrées dans un premier cercle de sociabilité, stade préliminaire obligé de leur socialisation finale.

Cent mille francs en titres sur vingt exploitations industrielles et commerciales font l’homme plus libre, plus réellement maître de sa propriété, qu’une terre de cent mille francs, dont le revenu est soumis à tant de variations, à