Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/464

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politique pure, c’est que cette doctrine soit pour lui, pendant les années de la transition, une pierre de touche à l’aide de laquelle il appréciera infailliblement les institutions anciennes et nouvelles. Quelle que soit ensuite l’époque du triomphe du bien sur le mal, peu importe ; le bien étant connu, c’est un devoir de travailler à l’atteindre, dût-on perdre l’espérance de le toucher soi-même. »

Nous entendons là, en même temps qu’une très noble affirmation de l’idéalisme social, le thème initial des paroles si fortement expressives dans leur concision dont, soixante ans plus tard, Bernstein devait fouetter la pensée socialiste : « Le but n’est rien, le mouvement est tout. » La notion du but, en effet, peut et doit être une pierre de touche, un cordial, un viatique, tout, excepté un terme promis à l’activité humaine. Rêver d’atteindre le but final, c’est aspirer à l’éternelle paresse des paradis religieux.

Mais les communistes révolutionnaires voulaient des affirmations plus catégoriques, l’indication d’un but précis. L’un d’eux, Joseph May, publia l’Humanitaire, dont le programme, contrairement à la religiosité et au vague christianisme de tous les manifestes socialistes du temps, fut nettement matérialiste et athée. « Nous demandons, y était-il dit, l’abolition de la famille : nous demandons l’abolition du mariage ; nous adoptons les arts, non comme délassement, mais comme fonction ; nous proscrivons le luxe ; nous voulons l’abolition des capitales ou centres de direction ; nous voulons la distribution des corps d’état dans les communautés d’après les localités et les besoins. »

On remarque ici un curieux mélange de communisme autoritaire et d’anarchie. Ce programme d’extrême-gauche révolutionnaire fut exploité par le rapporteur de la Cour des Pairs dans le procès Quénisset. Les partisans de Cabet ne furent pas éloignés de croire que l’Humanitaire était inspiré par la police ou par les jésuites pour donner un texte aux calomnies des adversaires du communisme. Éternel malentendu entre ceux qui mesurent les obstacles qui séparent la réalité de l’idéal et ceux qui poussent avec sincérité leur logique jusqu’à l’absurde dans les idées, jusqu’à l’impossible dans les faits.

La propagande de l’Humanitaire exaspérait d’autant plus les partisans de Cabet, qu’à ce moment même il faisait d’activés démarches auprès des démocrates connus pour la réapparition du Populaire. Il avait créé une société en commandite par action de cent francs, avec des coupons de dix francs ; et ses amis se multipliaient pour constituer le modeste capital qui permît au journal de paraître toutes les semaines. En même temps, Cabet s’adressait à Louis Blanc, à Proudhon, à Pierre Leroux, d’autres encore, et tentait de les intéresser à la transformation du Populaire en journal quotidien.

Proudhon répondait mal à ses avances et il écrivait de Lyon à un de ses amis : « Cabet est ici en ce moment. Ce brave homme me désigne déjà comme son successeur à l’apostolat ; je cède la succession à qui m’en donnera une tasse de café. » Il se moque des prêcheurs d’évangiles nouveaux : « Évangile