Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/565

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C’était prendre l’effet pour la cause, ne pas voir que le système de Guizot était une conséquence du règne absolu de la bourgeoisie qui avait voulu un système politique à son image. Et c’est parce que des forces et des idées nouvelles avaient surgi que ce système devenait intolérable. La bourgeoisie ne pouvait développer sa richesse, augmenter son pouvoir qu’en faisant appel à l’intelligence, au savoir, aux activités essentielles du pays ; elle déchaînait des pensées tout en prétendant garder tout le profit matériel ; elle suscitait des sentiments et des aspirations et refusait de les satisfaire. C’est de cette contradiction que surgissait le mouvement révolutionnaire qui allait lui enlever le pouvoir politique et l’obliger à employer d’autres moyens, moins absolus, pour le conserver lorsqu’elle l’aurait reconquis.

Il n’en demeure pas moins que Duvergier de Hauranne, s’il se trompait sur les causes de la corruption, était dans le vrai lorsqu’il s’écriait aux acclamations de l’assistance : « Tant que le système durera, les scandales dureront et augmenteront. » Parmi les autres orateurs, mentionnons Marie, député de Paris, qui fit entrevoir que le parti du progrès ne s’arrêterait pas à la réforme électorale et parlementaire, et Grisier qui but « à l’amélioration des classes laborieuses et déclara que les réformes politiques étaient l’instrument des réformes sociales ».

La campagne des banquets se poursuivit par toute la France. Celui de Strasbourg était présidé par le bâtonnier des avocats, Lichtenberger, un républicain militant, et celui de Colmar, par de Rossée, premier président de la cour d’appel. Odilon Barrot allait parler dans ceux de Soissons, de Saint-Quentin et de Meaux. À Orléans, sous la présidence d’Abatucci, président de chambre à la cour d’appel, Marie et Crémieux faisaient acclamer la réforme.

À Mâcon, Lamartine menaçait un pouvoir obstiné à s’opposer au mouvement universel. « Si vous lui résistiez, lui criait-il, après avoir eu les révolutions de la liberté et les contre-révolutions de la gloire, vous auriez la révolution de la conscience publique et la révolution du mépris. » À Cosne, Crambon, juge au tribunal, protestait contre le toast au roi et le ministre lui faisait infliger une peine disciplinaire.

Ledru-Rollin dut céder à l’entraînement général. Il accepta de se rencontrer avec Odilon Barrot au banquet qui s’organisait à Lille. Mais la Réforme avait dit que le leader républicain s’y rendrait pour relever un drapeau que d’autres avaient abaissé ; Odilon Barrot écrivit alors aux organisateurs du banquet qu’il ne s’y rendrait que s’ils acceptaient à l’avance un toast en l’honneur des institutions de Juillet. Les commissaires ayant refusé de limiter ainsi le droit des orateurs invités par eux, Odilon Barrot refusa de se rendre à Lille. Ledru-Rollin y alla et prononça un discours qui souleva l’enthousiasme.

Après avoir retracé la misère des travailleurs et demandé des lois sociales, il déclara que ces lois ne pouvaient être faites par les riches et les privilégiés : « Est-ce que jamais, s’écria-t-il, j’ai éprouvé, moi, les quarante-huit heures de la faim ? Est-ce que j’ai jamais vu autour de moi, l’hiver, entre quatre murs