Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/586

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des plus forts, elle repoussait avec horreur jusqu’à l’idée de voir l’État intervenir dans les rapports du travail et du capital ; si même elle poussait l’hypocrisie jusqu’à affirmer la liberté économique tout en maintenant et en renforçant la législation de classe qui mettait les ouvriers en état d’infériorité, juridique, si en même temps elle forçait l’État à la protéger contre la concurrence étrangère et à faire les frais de premier établissement des lignes de chemin de fer et de navigation, la bourgeoisie n’en était pas moins travaillée par une insoluble contradiction. Sa puissance politique, économique et sociale ne pouvait se maintenir et se développer dans les conditions d’immobilisme et d’ignorance qui furent pendant de longs siècles celles de la féodalité terrienne. Le propriétaire du sol vit de la rente du fermier, de la redevance du tenancier, des corvées du serf ; la coutume héréditaire, les routines agricoles, tout l’entretient dans l’état d’oisiveté. Il peut donner tous ses loisirs au gouvernement et à la guerre. Le gouvernement est son champ d’exploitation assurée, la guerre son champ d’entreprise fructueuse.

Tout autre est le propriétaire d’industrie ou de négoce : il ne peut augmenter sa richesse et son pouvoir que par la lutte et par la coalition avec ses semblables sur un terrain extrêmement mouvant, et dans des conditions qui nécessitent une activité de tous les instants, un développement continu de l’intelligence et du savoir. Toutes les sciences, que le noble laissait croupir dans l’ombre des cloîtres, où le moine les pliait comme feuilles mortes dans les in-folios de saint Augustin et de Thomas d’Aquin, le bourgeois était tenu de les appeler à accroître sa puissance. Comment extraire du sol la houille et le minerai, de manière à alimenter les machines nouvelles et en créer d’autres, sans pousser au développement des mathématiques, de la physique, de la géologie, de la chimie ? Et comment développer ces connaissances, sans que les hommes qui se vouent aux recherches trouvent en même temps et à chaque pas un démenti nouveau aux affirmations des bibles et des dogmes ?

Comment, d’autre part, transformer en richesses échangeables, en capital, les trésors latents du sol et du sous-sol, si l’on ne seconde chez les mieux doués d’entre les pauvres le désir de savoir, si l’on ne crée une classe ouvrière habile à seconder la machine dans l’œuvre de multiplication des produits ? La machine réduit les artisans à la fonction de manœuvres, soit ; mais pour un temps seulement. D’ailleurs, la machine ne s’invente, ne se construit, ne se perfectionne pas toute seule. Et à mesure qu’elle se perfectionne, elle exige non plus pour la servir, mais la conduire, des mains plus expertes, et en nombre sans cesse accru. La bourgeoisie poussera donc au progrès du savoir, ouvrira des écoles, installera des laboratoires. Amenée à l’incroyance par son propre développement intellectuel, elle sent que l’éveil des esprits est un ferment d’incrédulité. Sa richesse croissante a besoin d’instruments conscients, mais dociles et résignés. Voilà donc la bourgeoisie forcée de donner d’une main et de reprendre de l’autre. Comment neutraliser le poison du savoir dans l’âme ouvrière, sinon en appelant à l’aide