Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/114

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intellectuelle qui écoute leurs leçons ; il y a une classe ouvrière qui rêve encore de son émancipation politique et sociale. Un parti républicain subsiste : entre les transportés, les détenus, les exilés et ceux qui luttent en France, ceux qui souffrent de l’odieux système policier qui a succédé à la proscription, les relations sont fréquentes, et les haines (sinon toujours tous les désirs et toutes les conceptions), sont communes.

Il serait intéressant de décrire, mais précisément, finement, les idées dominantes de ce parti républicain, ou plutôt de ces groupes républicains, épais dans toute la France. Il serait intéressant aussi de marquer les influences qui ont le plus fortement agi sur l’intelligence de toute la jeunesse républicaine qui étudiait, les influences de Proudhon, de Michelet, du positivisme. Nous dirons plus loin, rassemblant quelques traits épais, ce qui persista des idées socialistes. Mais il nous faut dire ici au moins d’une manière générale, l’état d’esprit de ces républicains, leurs sentiments. Quelle action jugeaient-ils possible ? Quel développement entrevoyaient-ils pour leur parti ?

Une distinction est nécessaire entre les exilés et ceux qui luttent en France. Dans leurs solitudes des villes étrangères, les proscrits continuent de vivre dans l’état d’esprit où les a trouvés le Coup d’État ; leurs attitudes ont été comme figées soudain ; les circonstances nouvelles de la vie politique en France ne peuvent les modifier. Ils gardent leur idéal, ils gardent leurs passions, leurs rancunes de 1848, d’un temps de libre discussion, où les systèmes particuliers pouvaient s’épanouir et se heurter. A Londres, il y a des divisions, des conflits entre écoles rivales ; Louis Blanc a son groupe, et Ledru-Rollin a le sien. Les partisans de Félix Pyat s’opposent aux uns et aux autres. La Commune révolutionnaire et la Révolution, les deux sociétés rivales, s’accusent mutuellement de trahir la démocratie. Telles sont parfois les haines engendrées par ces divisions qu’il arrive que le sang coule. Un jour, à Londres, dans un duel terrible, Barthélémy, partisan fanatique de Louis Blanc, tue Cournet, ancien lieutenant de vaisseau, ami de Ledru-Rollin.

Impossible même d’étudier en commun les causes de la défaite républicaine. Les quelques réunions, tentées dans ce but, n’aboutissent qu’à une recrudescence de querelles. Les socialistes, les amis de Louis Blanc et de Leroux reprochent à Ledru-Rollin ses trahisons, sa haine constante du socialisme. Depuis 1850, le Comité central démocratique européen, sorte d’Internationale républicaine et bourgeoise, a réuni Ledru-Rollin, Mazzini, Arnold Ruge, le député allemand, Darasz, le réfugié polonais ; tous ensemble, ils proclament qu’ils faut écarter provisoirement les systèmes socialistes, lutter seulement pour la liberté politique, pour l’indépendance nationale.

Naïvement, ils attribuent aux discordes des chefs l’échec de la Révolution, sans voir, comme le leur rappelle Marx, les luttes de classes ou de fractions de classes qu’elles n’ont fait que révéler ou exprimer. Mais ce sont ces discordes seules qui désormais se perpétuent, maintenant que les réalités économiques et sociales ne viennent plus les ranimer, ni les