Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/120

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

En 1857, les sentimentaux, les irréductibles tenaient toujours pour l’abstention, et quelques anciens aussi, qui ne comprenaient point que l’on pût entrer dans le Corps législatif de l’Empire. Mais ceux-là étaient maintenant les moins nombreux.

La plupart étaient d’avis qu’on participât aux élections : il fallait, disaient-ils, user de toutes les armes, se servir du tronçon si l’on ne pouvait disposer de l’arme intacte. Et ils ajoutaient que pour les masses rien n’est plus énervant que l’abstention. Les proscrits furent consultés : Ledru-Rollin, Eugène Sue recommandèrent l’action. « Aide-toi, le Ciel t’aidera » répondit aussi Louis Blanc et dans un long manifeste, il dit la nécessité de la lutte. « Évitez, écrivait-il, que la paralysie ne soit réduite en système. S’abstenir ne servirait qu’à décourager les bons, à réjouir les pervers, à fournir un masque aux sceptiques, à livrer les hommes de cœur et à protéger les lâches. Le nœud gordien ne se dénoue pas de lui-même ».

Mais que feront les élus, si l’on en a ? Et beaucoup ne doutent pas qu’on en ait. Eugène Sue en espère même cent trente-cinq. Les députés, on le sait, doivent prêter serment à l’Empire. Les républicains vont-ils prêter serment à l’homme qui viola le sien, celui qu’ils lui avaient demandé ?

La question de l’abstention était résolue ; ce fut celle du serment qui souleva les débats les plus passionnés. Louis Blanc voyait dans les élections un moyen solennel et dramatique de protestation. Puisque la presse était silencieuse, un refus éclatant de serment exprimerait la protestation étouffée des masses. « Ce qu’il faut, disait Louis Blanc, c’est un refus motivé, de telle sorte qu’on y entende vibrer ce grand cri qu’a retenu au fond des consciences le succès prolongé de l’attentat par où la liberté de la tribune et celle de la presse ont péri ; interrompus, que les élus de la nation insistent ; menacés, qu’ils résistent, jusqu’à ce que la force brutale, intervenant, les empoigne Que des hommes éminents, concluait-il, donnent dans une circonstance solennelle, un grand exemple de courage civique, croit-on que cet exemple serait inefficace ? » Les anciens partageaient pour la plupart l’opinion de Louis Blanc. Mais un certain nombre de républicains, des jeunes surtout, se souciaient peu de devenir de nouveaux Manuels. Ils voulaient être élus, siéger, agir. Garnier-Pagès, Ledru-Rollin avaient prêté serment sous Louis-Philippe : eux aussi prêteraient serment, profiteraient de la Constitution pour faire entendre des voix indépendantes dans une assemblée servile. Havin et le petit groupe du Siècle poussaient de ce côté : on ferait au Corps législatif une opposition analogue à celle du journal qui se soumettait aux conditions du régime, et ne voulait pas, malgré qu’en eût Goudchaux, « se faire supprimer ».

Depuis quelque temps, en vue des élections, un comité s’était formé, qui se réunissait chez un avocat assez connu, Desmarets. Il y avait là d’anciens représentants, des hommes de 48, Arnaud (de l’Ariège), Jules Bastide, Bethmont, Bûchez, Carnot, le général Cavaignac, Charton, Corbon, Jules