Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/14

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accroissement industriel, contribuaient à tarir les ressources de l’agriculture française. En foule, la grande propriété achetait les lopins des paysans endettés, et notre législation sur l’enregistrement, nos droits de mutation faisaient que, dans la seule année de 1862, on vendit pour deux milliards de propriétés paysannes, tandis que les frais de vente s’élevèrent à 214 millions. On peut affirmer que l’Empire a vécu surtout de l’ignorance paysanne, savamment entretenue par une instruction primaire qu’il avait livrée aux Congrégations.

D’où vient que la classe ouvrière, choyée par l’Empire autant que les paysans furent négligés de lui, se soit soulevée la première et même n’ait jamais tout à fait consenti à pactiser avec le régime ? Il apparaît ici surtout que le gouvernement impérial se sentait une délégation de cette bourgeoisie industrielle, qui, elle aussi, veut des bataillons d’ouvriers vigoureux et dispos, mais qui les veut disciplinés, et qui ne peut pas, sous peine de sombrer, les rémunérer trop largement. Entre l’Empire et les ouvriers l’antagonisme politique n’était que l’expression même de l’antagonisme de classe qui existait entre eux et la classe patronale. Que le gouvernement multipliât les hôpitaux, les crèches, les asiles, les « fourneaux », qu’il encourageât les municipalités à créer des établissements de bains à bon marché, qu’il bâtit avec l’argent de l’État les cités ouvrières du faubourg Saint-Antoine à Paris ou la Cité Napoléon à Lille ; que les théâtres subventionnés donnassent des représentations gratuites aux grandes fêtes dynastiques ; que le Grand Café Parisien, ouvert près la Porte-Saint-Martin avec des subsides du ministère de l’intérieur, permît à l’ouvrier de prendre son petit verre à prix réduit sous des lustres fastueux, la classe ouvrière acceptait ces faveurs, et n’en savait pas gré au régime. Un examen attentif, et que Thomas a fait avec toute l’exactitude approximative à laquelle nous pouvons atteindre aujourd’hui, montre que même dans cette ère brillante de la glorieuse et soudaine expansion du grand capitalisme, secondé par les méthodes mécaniques et chimiques nouvelles, la condition ouvrière, loin de s’améliorer, devenait pire. Thomas emprunte aux économistes attachés au régime impérial l’aveu de la prolétarisation croissante des masses. Les salaires avaient beau suivre une courbe ascendante. La hausse des denrées alimentaires et la hausse des loyers étaient plus fortes que celle des salaires (p. 175 sq.) ; et le budget annuel de l’ouvrier se soldait par un déficit plus grand ou par une moindre épargne. Le régime impérial, qui avait toujours négligé les paysans, faisait faillite à ses promesses ouvrières par le fonctionnement nécessaire du capitalisme. Il fit enfin faillite au capitalisme lui-même, quand une dernière aventure belliqueuse accabla la nation entière sous une dette immense, fournit à l’ennemi l’afflux des milliards dont il avait besoin pour payer les dépenses de son nouveau réseau ferré et de sa nouvelle organisation administrative et fît passer à l’Allemagne la prépondérance économique sur le continent.

La grande nouveauté du livre d’Albert Thomas est d’avoir décrit, d’après des témoignages en grande partie inconnus, les raisons de l’hostilité croissante entre la classe ouvrière et l’Empire. Dès les premiers moments, l’opposition libérale compte sur les ouvriers. C’est par une formule de résistance ouvrière, par l’idée de « grève universelle » que débute la propagande d’Émile de Girardin, le 3 décembre 1851 (p. 396.) Cette méthode des « bras croisés », de « l’isolement » et du « vide », par laquelle les ouvriers prétendent aujourd’hui faire périr d’inanition le régime bourgeois, s’il leur refuse les droits nécessaires, c’est un bourgeois libéral qui l’a définie le premier, quand même il est vrai que Bastelica, sans connaître de Girardin, l’a retrouvée à l’époque de l’Internationale (p. 358). De telles trouvailles,