Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/209

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ne s’entende pas amiablement, mais aille aux prud’hommes contester le règlement, contre lequel il existe une conspiration permanente, qu’ils n’acceptent que pour eux et jamais contre eux. » Et le patron avisé conclut ;

« Ces faits présentent un grand danger dans les centres manufacturiers comme les nôtres, où la tradition perpétue les idées de partage de 1848, en même temps que la discipline hostile et les restes d’organisations, plus ou moins secrètes de la même époque, lesquels ne demandent pas mieux que de trouver une forme légale pour se couvrir et se développer. »

C’est le procureur général de Lyon, qui transmet la pétition au ministre de l’intérieur, et il l’accompagne d’un rapport, qui indique curieusement les inquiétudes d’un fonctionnaire averti et connaissant bien le faible de la cuirasse gouvernementale. Ce petit rapport ne manque pas d’esprit. En voici le principal passage :

« Je sais, écrit le procureur, que les sociétés de secours mutuels sont une création chérie du gouvernement. Mais les enfants préférés sont ceux qui ruinent les familles. On s’aveugle sur leurs défauts ; on se refuse à reconnaître leurs écarts, jusqu’au jour où il n’est plus temps d’y remédier. Il est très séduisant de penser qu’on peut amener le prolétaire à se secourir lui-même dans la maladie, dans la vieillesse ; il est très satisfaisant de croire qu’on échappera aux sociétés secrètes par les sociétés autorisées ; il serait doux d’espérer qu’on formera une association immense, dévouée au gouvernement. Malheureusement, tous ces résultats dérivés sont loin de la pensée de ceux qui acceptent les encouragements. Ils prennent l’arme qui leur est donnée ; mais ils entendent s’en servir à leur guise, et c’est au service de leurs passions qu’ils l’emploient. Cela est tout naturel. Dans la classe ouvrière, dans ce qui forme la véritable masse des sociétés, la passion dominante et seule véritablement puissante, c’est la haine de toute supériorité, de tout gouvernement. Là est le trait d’union entre tous ; là est la force. Cette force a pour elle le nombre de ses soldats, leurs avidités, leurs espérance chimériques, certaine fausse conscience de leur droit, enfin ce courage, qui est vulgaire en ce pays et qui prend volontiers toutes les directions. Il ne lui manque absolument que l’organisation ; et les prétendues sociétés de secours viennent le lui donner. »

Ainsi, le procureur le note bien : dans la société de secours mutuels autorisée, surveillée, légalisée, les ouvriers tendent à retrouver une organisation syndicale : et ceux de Tarare jugent si bien que la société de secours mutuels est leur, qu’ils en excluent les renégats, les traîtres à leur classe, exactement comme ils les excluraient d’un syndicat.

Mais ce n’est là que l’exception : la surveillance est trop étroite, les mesures sont trop bien prises pour qu’une action collective régulière de la classe ouvrière puisse s’exercer au grand, jour Ces sociétés de secours mutuels qui agissent professionnellement ne peuvent s’étendre. Et cependant