Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/245

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

suffisamment représentés par « des hommes honnètes et qui savent ».

Il est vraisemblable que ce manifeste fût commandé ou sollicité. L’examen des signatures prouve qu’on en fit passer le texte dans des ateliers et qu’on prit en bloc des noms. Les 80 ne formaient pas un groupe de militants convaincus, animés d’une même pensée. Mais il ne faut point pour cela méconnaître le grave problème de tactique qui dès alors se posait. Fallait-il, dans le cadre même de l’Empire, s’occuper d’améliorer immédiatement la situation ouvrière ? Ou fallait-il réserver cette besogne pour la République qui devait venir, qui viendrait ? La réforme politique n’était-elle point, selon une tradition vivante, selon la pure tradition blanquiste, le moyen de la réforme sociale ? Les hommes qui prétendaient défendre les intérêts spéciaux de la classe ouvrière avaient beau proclamer qu’ils acceptaient le programme de l’opposition, beaucoup de républicains, ouvriers ou bourgeois se demandaient fatalement s’ils ne faisaient point le jeu de l’Empire. Malgré le caractère d’opposition qu’avait l’Opinion Nationale, les rapports de Guéroult et des ouvriers tendaient à faire croire que le candidat ouvrier était le candidat du Palais-Royal. Sincèrement les uns le pensaient, comme par exemple Clamageran, qui, au lendemain des élections, écrivait qu’il y avait beaucoup d’intrigues dans cette candidature et que le Palais-Royal n’y était pas étranger… » Mais même ceux qui n’y croyaient pas avaient intérêt à répandre le bruit, pour ne point sembler prendre position contre la classe ouvrière et en même temps couper court à ces candidatures de division, où ils sentaient, plus ou moins, le recommencement, d’un mouvement de classe.

Les Soixante comprirent le danger. La candidature de Tolain avait été posée le 6 mars dans la 5e circonscription. Il comprit qu’au risque de se priver de la publicité de l’Opinion Nationale, et au risque de compromettre un moment le sort des réformes les plus nécessaires, il fallait sauvegarder l’avenir du mouvement. Il rechercha la caution de républicains sûrs et avancés.

Henri Lefort dut aussi vigoureusement insister dans ce sens. Tandis que la polémique continuait entre les partisans des 60 et des 80, tandis que les listes d’adhésions se couvraient de signatures dans les ateliers et étaient envoyées aux journaux, Lefort sollicita des concours moraux. Le 9 mars, parut dans l’Opinion Nationale, et fut distribuée dans la circonscription une circulaire-programme de Tolain. On y trouvait insérée une longue lettre signée, par ordre, de Ch. Delescluze, ancien commissaire général de la République, de Noël Parfait, ancien représentant, et de Laurent Pichat, tous trois recommandant Tolain aux électeurs, et montrant « la raison d’être de sa candidature dans l’ordre général des idées démocratiques ». Or, même dans cette lettre, et, sous la forme de l’approbation, les trois démocrates avancés faisaient des réserves : « En principe, écrivaient-ils aux ouvriers, nous repoussons toute distinction de classes, nous ne voyons partout que des citoyens égaux en droits, égaux en devoirs. Sous ce rapport, nos sentiments sont les vôtres :