Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/73

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du crédit. La réalisation de ce programme, ils l’avaient espéré de la République parlementaire : le gouvernement despotique la leur promettait à son tour. Ils se rallièrent à lui.

Dès que le père Enfantin vit l’essor pris par l’industrie, il approuva le nouveau régime. Il fut bientôt en coquetterie réglée avec les Tuileries ; il dédia des livres à Napoléon III et l’Empereur parla de lui avec estime. Dans le monde industriel son activité fut grande ; il avait été un des promoteurs du chemin de fer de Lyon avant 1848 ; ce fut lui qui contribua le plus en 1857 à la fusion définitive entre les sociétés de Paris-Lyon et de Lyon-Méditerranée. Tous les membres de l’École avaient le même entrain : Paulin Talabot figurait au premier rang des créateurs de voies ferrées ; Didion, son ami, directeur de la Compagnie d’Orléans, et Jullien travaillaient aussi aux chemins de fer. Les Péreire, Émile et Isaac, s’intéressaient surtout aux institutions de crédit. Ils aidaient à la naissance du Crédit foncier, et, pour éveiller partout l’esprit d’initiative, fondaient le Crédit mobilier. Des membres de l’École possédaient encore d’autres établissements financiers ; Amail, par exemple, dirigeait la Caisse des actionnaires. D’autres soutenaient dans la presse la nouvelle politique industrielle : Barrault se faisait l’apologiste du Crédit mobilier, et célébrait l’universelle construction des chemins de fer : « L’Europe, s’écriait-il, aura bientôt son réseau de voies ferrées des monts Ourals à la Sierra Nevada ; elle s’alimentera d’une même circulation financière et respirera la même atmosphère morale ! » Guéroult écrivait à la Presse, puis dirigeait l’Opinion nationale ; et les brochures de Duveyrier faisaient grand bruit, parce qu’on les disait inspirées par l’Empereur.

L’influence des Saint-Simoniens était, en effet, considérable dans les conseils du gouvernement. Les Péreire étaient fort écoutés ; Michel Chevalier était l’économiste préféré de l’Empereur. D’autres encore vivaient dans l’entourage du souverain. Un jour, s’il faut en croire Maxime du Camp, à la table de Napoléon III, comme un convive raillait les théories saint-simoniennes sur les femmes, un autre se leva et dit : « Je suis fils de Talabot, fils de Lambert, fils d’Enfantin, fils d’Olinde Rodrigues, fils de Saint-Simon ». Et parmi les assistants, dit le narrateur, un sénateur et trois ministres auraient pu faire une profession de foi semblable, mais ils se turent.

Avaient-ils donc perdu tout idéal ? Se laissaient-ils entraîner, à l’universelle curée ? Eux aussi, ne voyaient-ils plus que les honneurs et les profits, tandis que gémissaient en exil d’autres hommes, pénétrés comme eux parfois, de la pensée saint-simonienne ? Certains peut-être, mais pas tous. Très sincèrement, beaucoup professaient que l’essor industriel était la condition du progrès social. L’industrie, écrivait Barrault, est la seule arme du prosélytisme de la civilisation ». Et s’ils étaient disposés à considérer le Coup d’État comme une nécessité, s’ils passaient l’éponge sur les tristes incidents qui l’avaient signalé, « le menu des Révolutions n’étant jamais bien attrayant », ils gardaient la conviction qu’ils étaient, en servant l’Em-