Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/91

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endormis. Et telle était la lassitude politique des uns, telle était la peur persistante des autres, que la nation tout entière acceptait ce régime. Plus d’opinion, plus de pensée. L’absence de presse libre, L’absence de tribune parlementaire semblaient désormais peu sensibles à la majorité des Français.

« On boit, on rit, on chante, on ripaille… », s’écriait le poète vengeur, dépeignant le lendemain du Conp d’État. Et ce n’était là que l’expression vraie de l’état des esprits. « Tout sommeillait, écrivait plus tard Pessard… Dans le marais profond, mangeant des nénuphars et coassant pour son Empereur, un peuple émasculé vivait fort tranquille, sans souvenirs du passé, sans aspirations pour l’avenir. Il ne lisait, il n’entendait aucune voix qui vînt lui rappeler son abaissement ». Les anciens Orléanistes, les vieux doctrinaires, les hommes soucieux de liberté, qui, sans haine, patients, résignés, de leur retraite occupée et studieuse, observaient avec tristesse la France nouvelle, et qui n’avaient plus que la pauvre joie d’un discours à allusions, dans une réception à l’Académie, Guizot, Barante, le comte Molé, M. de Saint-Aulaire ont donné dans leurs lettres un tableau cruel de cet avachissement général. Guizot notait autour de lui « une certaine satisfaction sans bienveillance ni confiance » 11 juillet 1852). « On ne fait rien, on ne pense à rien » écrit-il encore un peu plus tard. Et Pasquier reprend : « Notre pauvre société française semble n’avoir plus rien à attendre que des bontés de la Providence ». — « Il n’y a pas trace de politique dans l’esprit du public, dit encore Guizot un peu plus tard, il est vrai, à l’occasion de la guerre d’Italie ; il ne juge pas la guerre ; il n’en sonde ni les motifs ni les conséquences ; il assiste à un spectacle, et l’amusement qu’il y prend surmonte l’inquiétude qu’au fond il en ressent ». Plus de principes : ce n’est point comme représentant d’une idée que le gouvernement a l’approbation des diverses classes : c’est parce qu’il leur donne des affaires prospères. « Mais cette sorte de joie laisse voir aussi la possibilité d’un mécontentement universel au moindre malaise commercial, au moindre chagrin d’opinion ». Et cette circonstance pourrait permettre sans doute aux vieux parlementaires vaincus d’espérer encore : mais, il leur faut bien noter que « les intérêts matériels sont en bonne voie ».

Seulement, la satisfaction matérielle suffit-elle ? Le ministère de Guizot lui-même, de Guizot avant son repentir libéral, a prouvé le contraire. On se souvient du mot terrible de Lamartine : « La France s’ennuie ». Il ne faut pas que cette nation spirituelle s’ennuie. Il faut amuser la France. L’amusement fait partie de la politique du Second Empire. An pain, il faut ajouter, les jeux du cirque.

Pour occuper l’opinion désœuvrée, il y a la cour, il y a les fêtes, il y a l’étalage de la splendeur impériale. Dès le temps de la présidence, l’ère des fêtes a été ouverte. L’empereur ne peut démentir les promesses du président. Installé aux Tuileries, comme son oncle, de glorieuse mémoire,