Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/118

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pour les peuples ? La liberté. C’est elle qui, en les enveloppant, dissipera les préjugés, les ombrages qui les séparent encore.

Des deux côtés du Rhin, les peuples se sont entre-déchirés parce qu’ils ne se connaissaient pas ; parce qu’ils ont été systématiquement aveuglés les uns sur les autres, parce qu’ils se sont formé des chimères qui ne profitaient qu’à la commune servitude.

« Qu’ils se voient enfin tels qu’ils sont ; qu’ils ouvrent les yeux. Ils s’étonneront de leurs anciennes disputes. Ils se verront liés au même char de lumière. Ils apercevront devant eux même œuvre, même carrière, même but ; demander la liberté pour la France, c’est donc la demander pour l’Allemagne et réciproquement. Comment serait-ce blesser l’une que de réclamer pour l’autre des garanties dans la vigilance de l’esprit public ?

« Le sommeil de l’une ne peut profiter à l’autre, bien moins encore l’ignorance et la nuit. Car il est certain que si, par l’anéantissement croissant de l’esprit public, l’obscurité se faisait sur la France, ou sur l’Allemagne, ou sur toutes deux à la fois, ces deux grandes nations couvertes de leurs grandes armées marchant dans la nuit côte à côte ne pourraient manquer de s’entrechoquer tôt ou tard.

« Ce serait bien en vain que nous leur crierions alors dans les ténèbres : Soyez amis, vivez en frères ! Vos déchirements ne profitent qu’à vos maîtres. Nos voix ne seraient entendues de personne. Trop de gens auraient intérêt à les étouffer. La nuit s’épaississant, des deux côtés du Rhin, dans la conscience et dans l’intelligence, ce choc que vous tenez à bon droit pour monstrueux, qui vous fait horreur, que pourtant il faut prévoir si nous voulons l’éviter, se produirait infailliblement un jour, au gré de l’ambition de quelques hommes, pour la honte et la ruine des deux peuples. La civilisation européenne, qui a besoin de tous les deux, reculerait pour un temps qu’il serait impossible de marquer.

« Oui, monsieur (et en cela vous serez sûrement de mon avis), plus les armées contemporaines, que chaque État met aujourd’hui en ligne, sont colossales, plus il est nécessaire que les peuples voient clair dans la destination de ces armées. Il faut qu’ils sachent ce que l’on veut faire de ces prodigieux engins de destruction. Les voilà avec des forces militaires qu’ils n’ont jamais eues à ce degré, avec des bras de géants qu’ils tendent au hasard dans l’espace. Ayant ces bras de géants, ne serait-ce pas une pitié s’ils gardaient des esprits d’enfants, des têtes d’enfants, sans s’inquiéter de savoir où, comment, contre qui, à quels projets doivent servir leurs forces déchaînées ? Avouons-le ; ce serait pis qu’un retour à la barbarie. Ce serait retomber de la virilité à l’enfance.

« Travaillons donc, monsieur, en commun, à réclamer des deux côtés du Rhin la liberté et la lumière, puisque c’est le seul moyen d’empêcher que deux grandes nations ne se heurtent et ne se brisent, au milieu des ténèbres, dans la main de leurs chefs. Il n’est aujourd’hui, pour aucun de nous, une plus noble