Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/136

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

yeux de l’Europe, de lui montrer la voie et de lui apprendre ainsi qu’elle n’a aucune espèce de crainte et qu’elle a assez de foi dans le patriotisme de ses enfants pour soulager leur poitrine des armures qui les étreignent… (Rumeurs sur un grand nombre de bancs. — Vive approbation à la gauche de l’orateur.) Si, dis-je, la France avait cette sagesse, elle ferait un grand acte, et sa parole ne rencontrerait plus les résistances de l’hésitation et du doute.

« Mais, si on ne veut pas aller jusque-là, quelle peut être, je le demande à MM. les Ministres, la raison qui leur ferait repousser la campagne diplomatique que je leur propose ? (Ah ! ah !) Pourquoi, au lieu de se tenir dans les sous-entendus, de négliger d’aborder cette grande et vitale question, n’en feraient-ils pas dès demain le sujet, je ne dirai pas de leur correspondance, mais de leurs intimations diplomatiques ? (Mouvement.) Pourquoi n’appelleraient-ils pas à leur aide la publicité ?… Ce n’est pas par le secret, c’est par l’opinion publique qu’on gouverne les peuples. Si vous les mettez avec nous, s’il est entendu que vous prêchez le désarmement, si vous le demandez aux puissances étrangères, si vous les sommez d’avoir à faire connaître quelles sont les raisons qui les engagent à maintenir cet état sauvage, barbare, qui est indigne de la civilisation (Très bien ! très bien ! à la gauche de l’orateur, exclamations sur plusieurs bancs.), qui est la honte du temps où nous vivons, il faudra bien qu’elles vous répondent. »

C’est un document capital. C’est le manifeste définitif du parti républicain sur les choses d’Allemagne et la situation européenne. Les esprits lourds, qui raillent sans comprendre, souriront ou s’indigneront de cette politique de désarmement affirmée deux ans avant le terrible conflit qui mettra aux prises la France et l’Allemagne. Mais qui ne voit qu’il faut prendre la pensée de Jules Favre tout entière, et que si on la considère dans tous ses termes elle n’est ni naïve, ni imprudente ? Oui, il y aurait eu folie à proposer le désarmement de la France si on avait formé contre la Prusse des desseins agressifs ou même si on avait inquiété l’Allemagne par d’obscures arrière-pensées. Mais si la France avait proclamé, comme Jules Favre le demandait, qu’elle acceptait décidément les faits accomplis, et qu’elle ne s’opposait pas à un progrès nouveau de l’unité allemande, si elle avait proclamé qu’elle renonçait à exploiter les résistances et les défiances particularistes des États de l’Allemagne du Sud et qu’elle conseillait au contraire à ceux-ci de se rapprocher de la Confédération du Nord, si elle avait déclaré que les termes du traité de Prague ne pouvaient gêner la nécessaire expansion de l’unité allemande, et si, pour prouver la sincérité de sa politique, elle avait la première déposé le glaive, comment M. de Bismarck aurait-il pu lui chercher querelle ? Comment aurait-il pu soulever contre la France le sentiment national allemand pour réaliser par la haine commune de l’ennemi héréditaire l’unité sanglante de l’Allemagne ? C’est par d’autres voies pacifiques, c’est sous d’autres formes, c’est sans conflit avec la France que celle-ci se serait accomplie.