Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/187

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pas. Il suffirait alors de marquer avec prudence et fermeté la résistance de la France, et de faire appel à l’opinion européenne : la candidature Hohenzollern serait retirée. C’était un succès pour la diplomatie française, c’était aussi, si on n’abusait pas le lendemain de ce succès diplomatique, une victoire pour la paix. Ou bien M. de Bismarck, comme il était probable, avait mesuré toutes les conséquences de son acte. Il savait qu’il allait irriter jusqu’au conflit les susceptibilités françaises. Il avait donc espéré que la France, perdant tout sang-froid, assumerait en apparence du moins le rôle d’agresseur. Dans ce cas surtout, il fallait jouer serré, éviter tout geste d’emportement et toute parole de provocation ; donner enfin à la protestation française une forme si mesurée, si sage, que M. de Bismarck ne pourrait passer outre sans être manifestement, aux yeux de l’Europe et de l’Allemagne elle-même, le provocateur.

Une chance très favorable servait la politique française. L’intrigue avait été éventée avant que la mine eût fait explosion. La candidature Hohenzollern avait été ébruitée d’abord, bientôt avouée, avant que les Cortès lui eussent donné l’investiture de la volonté nationale. Pour négocier avec sang-froid, pour déjouer par une tranquille fermeté le piège de M. de Bismarck, il suffisait d’obtenir du gouvernement espagnol quelques jours de délai. Et comment celui-ci, vaguement troublé déjà par le pressentiment d’une crise, aurait-il refusé à la France, à l’Europe, au monde, quelques jours de répit et de réflexion ? Qu’il consentît seulement à ne pas brusquer la convocation des Cortès, à ne les réunir que lorsque l’incident diplomatique aurait été réglé entre la France et la Prusse.

On a dit (et M. Daru lui-même, dans son rapport pour la Commission d’enquête de l’Assemblée nationale) que la France n’aurait dû s’adresser qu’à l’Espagne, considérer la question comme exclusivement espagnole. C’était impossible. Il n’est pas au pouvoir même de la diplomatie de substituer la fiction à la réalité des choses. Il n’était pas possible d’ignorer ou de paraître ignorer que le coup venait de Berlin. Mais il était possible d’obtenir de l’Espagne un suffisant délai pour que la question pût être examinée de sang-froid et discutée avec calme. M. de Bismarck, M. de Moltke, le ministre de la guerre Roon étaient en vacances : ils étaient tous les trois à la campagne ; ils y goûtaient, en ces jours d’été ardent, la fraîcheur des ombrages, et ils couvraient ainsi d’un air d’innocence rustique la sombre intrigue pleine d’horreur et de meurtre qui se développait. Oh ! la touchante idylle !

M. Sybel, historien officieux et voué par destination à une naïveté immense, invoque au bénéfice des maîtres de la Prusse cette sorte d’alibi champêtre. S’ils avaient eu de noirs desseins, s’ils avaient pu soupçonner que la modeste et inoffensive affaire de famille indisposerait violemment la France et éclaterait en un effroyable drame, ils seraient restés à Berlin pour surveiller leurs fourneaux de chimie. Mais non. Et M. Sybel abuse lourdement de notre candeur. La meilleure condition de succès, c’était le secret. M. de Bismarck