Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/202

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songeât pas seulement à ménager aux yeux de son peuple sa dignité de souverain, mais qu’il réservât à des chances imprévues, le moyen de se produire. Il était dans une situation difficile, pris lui-même au piège que son ministre, avec son consentement, avait dressé. Ajourner, c’était permettre à M. de Bismarck quelque coup nouveau de son génie, quelque tour de son sac ; c’était donner peut-être lieu à des imprudences de la France, où M. de Gramont était déjà bien excité ; et qui sait si les événements, en changeant brusquement l’apparence des choses, ne permettraient pas au roi probe et craignant Dieu d’assumer sur sa tête pieuse le lourd fardeau de la guerre ? Déjà il avait dit à M. Benedetti (c’est le seul point sur lequel la lettre particulière de celui-ci complète utilement sa dépêche) qu’il avait été blessé par le discours du ministre français, qu’il y avait vu presque une provocation. Que l’orgueil maladroit de celui-ci donne prétexte à un accès de dignité du roi, à un mouvement de fierté nationale en Allemagne, et le fond même de l’affaire Hohenzollern disparaît. Peut-être aussi espérait-il qu’une aide lui viendrait du gouvernement espagnol, que celui-ci affirmerait bien haut, contre la France, le droit de choisir librement son souverain. En traînant les négociations, il laissait ouvertes des possibilités multiples où sa responsabilité propre s’évanouirait.

De l’horizon troublé, l’éclair de la guerre pouvait jaillir en tant de points qu’il serait impossible de dénoncer la source même de l’orage. Mais en donnant ces délais à la tempête, le roi n’aggravait-il pas devant l’histoire la responsabilité que déjà, par sa collaboration à la manœuvre de M. de Bismarck, il a assumée ? cependant il ne pouvait, sans apparaître comme l’auteur direct du conflit, garder une attitude immobile ; et il avait fait un pas qui pouvait être décisif. Il avait dit qu’il appelait l’attention du prince Léopold et du prince Antoine sur les suites de leur acceptation et que s’ils croyaient devoir la retirer il approuverait la décision. C’est ce que disait très nettement la dépêche : c’est ce que répète le rapport, quoique avec une nuance un peu moins marquée, semble-t-il. « Dans le cours de l’audience, le Roi m’avait plusieurs fois indiqué que s’il ne pouvait user de son autorité pour déterminer le prince Léopold à retirer la parole qu’il avait donnée, Sa Majesté s’abstiendrait de l’en détourner. S’expliquant plus clairement à ce sujet, le Roi m’a assuré qu’il entendait lui laisser, après comme avant son acceptation, la plus entière liberté, qu’il s’était mis en rapport avec le prince Antoine, qui se trouvait à Sigmaringen, et qu’il l’avait interpellé sur ses intentions et sur celles du prince Léopold, son fils, ainsi que sur la manière dont ils envisageaient l’émotion causée en France par l’assentiment qu’ils ont donné aux propositions du cabinet espagnol, qu’il lui importait d’être exactement éclairé à ce sujet pour continuer notre entretien et me faire connaître les résolutions qui pourront être adoptées ». Au fond, le Roi s’obligeait par là même à donner au prince le conseil de renoncer : car quel eût été le cri du monde si on avait su que deux cousins pauvres du roi de Prusse prenaient sur eux, sur eux seuls, de déchaîner la guerre, et que le roi