Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/203

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de Prusse n’avait pas fait un signe d’autorité pour prévenir ce désastre ? Déclarer qu’il appelait leur attention sur l’émotion de la France, c’était s’obliger, malgré toutes les réserves de forme, à obtenir d’eux qu’ils en tiennent compte. Et le délai demandé, que ce fût de bonne foi ou avec une arrière-pensée mauvaise, ne pouvait, malgré tout, porter l’incertitude bien loin. Dans deux ou trois jours au plus tard, sous l’impatience et l’angoisse de l’Europe, il faudrait bien se prononcer. Tout était sauvé si la diplomatie française était sensée et loyale, si elle voulait vraiment, avec la satisfaction substantielle du retrait de la candidature, le maintien de la paix. Benedetti pressentait bien que c’est de Paris que viendrait le péril. Il était alarmé par le ton menaçant du discours de M. de Gramont, par le ton pressant et impérieux de ses instructions. Il sentait bien qu’entre son ministre et lui il y avait, non pas contradiction formelle, mais dissonance. Il avait peur, s’il atténuait la vibration de la pensée ministérielle, d’être accusé de faiblesse par les chauvins déchaînés ; et, s’il la transmettait toute vive, de provoquer l’explosion immédiate. Aussi se faisait-il, auprès du roi de Prusse, pressant sans arrogance et adressait-il à M. de Gramont des conseils discrets, presque timides, de modération : « Vous serez sans doute d’avis, lui écrivait-il dans une lettre particulière, qu’il faut mettre, dans une juste mesure, la modération de notre côté. »

Surtout, pour calmer son impatience fébrile, pour lui enlever la peur d’être dupé et devancé par la Prusse, il lui disait : « Je n’aperçois rien qui puisse me donner à croire qu’on prend des mesures militaires. Le Roi n’a toujours autour de lui que les officiers qui l’accompagnaient à son départ de Berlin ». Il ajoutait toutefois : « Je vous engage cependant à ne pas attacher une grande importance à cette information. On ne peut pas mobiliser même un seul corps d’armée sans que cette mesure devienne aussitôt de notoriété publique, mais on peut tout disposer dans ce but sans le laisser soupçonner ». Sans doute, mais des précautions secrètes de même ordre pouvaient être prises en France sans qu’une cloche de guerre ébranlât l’air.

Le roi de Prusse, en retenant courtoisement à dîner M. Benedetti, le soir de l’entretien du 9, avait tenu à marquer qu’il ne prévoyait pas une rupture. M. de Gramont l’aurait rendue impossible s’il avait dit dès lors au Corps législatif, à la France, qu’il ne poursuivait qu’une chose : le retrait de la candidature ; qu’il verrait dans ce retrait le gage des intentions pacifiques du roi de Prusse, et s’il avait ajouté avec fermeté que la France toute entière pouvait et devait faire crédit de quelques jours aux négociateurs pour que ce résultat honorable et sage fût obtenu. C’est là le langage qu’aurait tenu un gouvernement prévoyant et vraiment fort, c’est-à-dire maître de lui-même. Mais l’Empire était à la dérive. Le noble duc, par son discours du 6, avait exalté les passions belliqueuses et tous les forcenés du bonapartisme intégral soufflaient sur le feu : l’incendie de la guerre ne dévorera-t-il pas jusqu’aux espérances de liberté ? De la presse, l’agitation passait dans la rue.