Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/227

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contenter d’une satisfaction modeste ? Ainsi la gauche n’opposa ce jour-là qu’une résistance molle à toutes les forces combinées qui emportaient la France à la guerre, témérité orgueilleuse des ministres, chauvinisme crédule et tapageur de la foule, frénétiques excitations des bandes césariennes et de la presse de coup d’État, perfides combinaisons du parti catholique qui rêvait d’abaisser la Prusse protestante, alliée de l’Italie révolutionnaire. Ce courant trouble et tous les jours grossi menait la patrie aux catastrophes ; la gauche ne pressentit pas tout le désastre. Elle ne fut pas avertie par les souffles glacés qui montaient déjà du gouffre prochain.

Cependant le destin était encore suspendu. À son refus de garantie pour l’avenir, le roi de Prusse n’avait mêlé aucun propos, aucun procédé discourtois pour l’ambassadeur ou pour la France et M. Benedetti n’avait signifié aucun ultimatum. Les choses étaient grosses de la guerre, mais le fruit détestable hésitait aux entrailles de la nécessité : l’accoucheur vint faire son œuvre. C’est M. de Bismarck.

Beaucoup de Français sont restés éblouis par la destinée prodigieuse de cet homme, et son œuvre, en les blessant, les a aveuglés. Ils sont tentés de voir en lui, superstitieusement, je ne sais quelle volonté à la fois infaillible et implacable, dont les géniales roueries ont la certitude du destin. Cet homme de fer et d’acier a eu ses épreuves, ses erreurs, ses doutes ; sur ceux mêmes qui l’entouraient, et dont il servait la passion ambitieuse, sur le souverain dont il préparait la grandeur, il était loin d’avoir un ascendant irrésistible. Il ne se soutenait et ne conquérait le droit de continuer son œuvre que par d’incessants et misérables combats. Il disait volontiers que les jours qui suivirent Sadowa, et que l’opinion commune supposait rayonnants de la joie du triomphe furent pour lui les plus douloureux, car pour arrêter à temps la victoire, pour ne pas compromettre par des imprudences le beau et difficile succès, il avait dû soutenir contre l’état-major, contre l’entourage du Roi, contre le Roi lui-même les plus durs combats, jusqu’à épuisement de sa force nerveuse. Mais jamais à coup sûr il ne s’était trouvé dans une situation plus difficile et plus fausse qu’à ce moment de juillet 1870. Il était comme l’homme qui ayant enterré une bombe qui doit éclater à jour fixe la voit exploser avant l’heure et bouleverser tout son dessein.

Lui qui passait pour l’homme brutal et heureux, donnant à ses ruses même quelque chose d’ouvert, de déclaré et d’insolent, il était pris en flagrant délit de combinaison obscure et traîtresse, et, qui pis est, maladroite. Il était l’homme qui a voulu, par une intrigue inavouable, provoquer la guerre, et qui n’a réussi qu’à se faire prendre. Quels niais que les ministres de Napoléon de n’avoir pas compris cela, et qu’il dépendait d’eux d’infliger à M. de Bismarck, par un règlement pacifique de l’affaire, le plus terrible discrédit  ! Le lendemain tous ses adversaires d’Allemagne, les libéraux de Prusse médiocrement ralliés, les particularistes du Sud, démocrates ou catholiques, auraient fait chorus