Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/29

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race d’hommes, et cette race elle-même se range sous la dictature d’un peuple, non pas plus éclairé qu’elle, mais plus avide, plus ardent, plus exigeant, plus dressé aux affaires. Elle le charge de son ambition, de ses rancunes, de ses rapines, de ses ruses, de sa diplomatie, de sa violence, de sa gloire, de sa force au dehors, se réservant à elle l’honnête et obscure discipline des libertés intérieures. Depuis la fin du moyen âge, la force et l’initiative des États germaniques passe du Midi au Nord avec tout le mouvement de la civilisation. C’est donc de la Prusse que le Nord est occupé à cette heure à faire son instrument ? Oui ; et si on le laissait faire, il la pousserait lentement, et par derrière, au meurtre du vieux royaume de France. En effet, au mouvement politique que nous avons décrit ci-dessus est attachée une conséquence que l’on voit déjà naître. À mesure que le système germanique se reconstitue chez lui, il exerce une attraction puissante sur les populations de même langue et de même origine qui en avaient été détachées par la force. Sachons que la plaie du traité de Westphalie et la cession des provinces d’Alsace et de Lorraine saignent encore au cœur de l’Allemagne autant que les traités de 1815 au cœur de la France. »

Or, à mesure que les peuples allemands cherchaient à échapper à leur chaos d’impuissance et d’anarchie, à mesure qu’ils marquaient leur volonté de s’organiser, de préluder par l’union douanière à l’union politique et à l’action nationale, à mesure que l’idéalisme allemand se révélait plus substantiel et plus énergique, quelle était la pensée, quelle était l’attitude de la France ? Dès lors, je veux dire dès le règne de Louis-Philippe, il y a dans la pensée française à l’égard de l’Allemagne incertitude, ambiguïté, contradiction. S’opposer à la libre formation d’un peuple c’est répudier toute la tradition révolutionnaire. Au nom de la Convention, Hérault de Séchelles s’écriait : « Du haut des Alpes la liberté salue les nations encore à naître ». C’est l’Allemagne et l’Italie qu’il évoquait ainsi à la lumière de la vie. La féodalité n’était pas seulement tyrannie, elle était morcellement : et la liberté ne pouvait naître qu’en brisant à la fois des entraves et des cloisons. Les démocraties ne pouvaient se former que dans les cadres historiques les plus vastes. Maintenir la nationalité allemande à l’état de dispersion, c’était donc pour la France révolutionnaire refouler et briser la Révolution elle-même : Comment l’eût-elle pu sans une sorte de suicide ? Mais d’autre part laisser se constituer à côté de soi, débordant au-delà même du Rhin, la formidable puissance de l’Allemagne organisée et unifiée, c’était renoncer sinon à toute sécurité, du moins à l’instinct de suprématie. Ah ! qu’il était difficile à la France de devenir une égale entre des nations égales ! Qu’il lui était malaisé de renoncer à être la grande nation pour n’être plus qu’une grande nation ! Il fallait que par un prodigieux effort de conscience elle dominât toute sa tradition, toute son histoire, toute sa gloire. La première des nations de l’Europe continentale, elle avait été organisée, et sa force concentrée avait été par là même une force rayonnante, rayonnement de puissance, rayonnement d’orgueil, rayonnement de pensée, rayonnement