Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/492

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Comme par hasard, des généraux, des officiers supérieurs étaient postés sur la route du convoi qui devait leur payer la dime du sang. Galliffet, que Thiers, lui-même, dit-on, avait jugé prudent de tenir à l’arrière-garde, à l’écart de la répression immédiate, était passé maître en ce genre d’exercices. Il surgissait soudain, se nommait et éclaircissait la colonne, selon sa fantaisie du moment, des plus jeunes ou des plus vieux, des plus las ou des plus ingambes, des plus loqueteux ou des mieux vêtus. Ses prouesses ont été contées tout au long dans la presse française et étrangère, et il ne les a jamais désavouées. « Dimanche matin, disait Le Tricolore du 30 mai, sur plus de 2,000 fédérés, 111 ont été fusillés dans les fossés de Passy, et ce, dans des circonstances qui démontrent que la victoire était entrée dans toute la maturité de la situation. « Que ceux qui ont des cheveux blancs sortent des rangs, dit le général de Galliffet qui présidait à l’exécution ». et le nombre des fédérés à tête blanche monta à 111. Pour eux, la circonstance aggravante était d’être contemporains de 1848 ». Le grand journal tory, Le Standard, dans son numéro du 1er juin, mentionnait 150 prisonniers massacrés le mardi 30, à la porte Maillot, dans des conditions de même ordre.

Quand les colonnes arrivaient à Versailles, elles y étaient accueillies par tout le beau monde accouru comme au spectacle, tous les drôles et toutes les drôlesses de la « bonne société ». Messieurs gantés, dames en falbalas se jetaient sur le troupeau hébété et hagard que, sabre au clair, fusil chargé, maintenait la soldatesque. Ils invectivaient, ils insultaient bassement les malheureux impuissants, et les Messieurs, de leurs cannes, les dames, de leurs ombrelles, tapaient dans le tas, cherchant les yeux. Les femmes de gendarmes et de sergents de ville, mêlés aux gens de la haute, crachaient à la face des prisonniers, les souffletaient, leur arrachaient la barbe et les cheveux, et plus d’une douairière ou d’une catin de luxe les imitait. Ces scènes immondes provoquèrent un haut-le-cœur chez les correspondants des journaux étrangers, même les plus conservateurs comme le Times et le Standard qui en furent les témoins. « Quelle différence y a-t-il alors, écrivait le Times, entre les partisans de la Commune et ceux du gouvernement de Versailles ? »

Après la traversée de Versailles, Satory le terme — terme provisoire avant les pontons, avant le bagne ou avant le poteau d’exécution — de cette marche plus angoissante et douloureuse cent fois que celle légendaire du Christ aux pentes du Golgotha. C’est à Satory ou à l’Orangerie que vient s’aplatir enfin, sous les canons braqués et les mitrailleuses chargées, le lamentable troupeau commis à la garde de tortionnaires pires encore que ceux qui jusque-là lui firent escorte. Heureux les morts ! comme disait André Léo ; ceux-là du moins avaient cessé de souffrir.

Les survivants échappés à cette géhenne en parlent encore, après trente-cinq années écoulées, avec un insurmontable sentiment de dégoût, d’horreur et presque d’épouvante. Ce n’était pas un cachot ; c’était une étable où grouillaient,