Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/493

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

couverts de vermine, et bientôt gangrenés d’ulcères, dans la fange et les ordures accumulées, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants ayant pour nourriture unique un croûton de pain, pour boisson une eau rare, souillée d’ignobles déjections. Dans cette étable, le boucher, à toute heure de jour et de nuit, descendait et marquait pour la mort les victimes de son choix immédiatement exécutées.

Que si l’on veut être mieux fixé sur le sort par Versailles réservé à ses prisonniers de guerre, sur ce que Thiers et ses collaborateurs en répression entendaient par « expiation », on lise la relation qui suit. Ce récit a le mérite, en plus qu’il donne l’essentiel des choses, d’être emprunté à l’un des journaux les plus réactionnaires du temps, le Gaulois et d’avoir été écrit par un ouvrier — typographe au Gaulois, précisément — qui se proclame lui-même, non sans orgueil, anti-communard et se vante de s’être caché du 18 mars au 21 mai, afin de ne pas servir le gouvernement révolutionnaire. Le pauvre diable, à l’instant où il croyait être « délivré », avait été saisi par une patrouille versaillaise à l’imprimerie du Gaulois' envahie, conduit au parc Monceau et de là embarqué pour Satory. Nous devons passer sur le début du récit tout à fait poignant pourtant, alors qu’on le sépare de son jeune enfant, pour venir de suite au fait. Voici donc ce que raconte, ce qu’a vu, ce qu’a souffert cet infortuné et avec lui des milliers d’autres.

« Nous étions parqués dans un espace enserré ; il y avait devant nous des murs crénelés et derrière ces murs des soldats armés. D’un autre côté, des mitrailleuses étaient braquées ; je n’en avais jamais vu. Un voisin demanda ce que c’était ; un gendarme répondit, en baillant : Ça, c’est les moulins à café ! C’est avec ça que demain on nettoiera la place, Des gendarmes nous ordonnèrent de nous coucher. On obéit. Ceux qui retardèrent tombèrent à leur tour, mais pour ne plus se relever ; on les avait fusillés.

… La journée du lendemain se passa sans apporter aucun changement. Nous étions toujours couchés. Chaque fois qu’un de nous faisait mine de se lever, les balles sifflaient au-dessus de nos têtes. Ce n’était rien alors ; mais quand la nuit vint, une pluie abondante tomba et continua sans cesse. En peu de temps, la terre fut détrempée ; la situation devenait insoutenable. Nos habits qui nous avaient collé à la peau tout d’abord s’étaient maintenant incrustés dans le sol : boue et hommes ne faisaient plus qu’un. Les plus hardis tentèrent de se lever ; mais à chaque mouvement les meurtrières vomissaient du plomb, en même temps que les imprécations des soldats ivres ; et les balles lancées au hasard frappaient « dans le tas », comme avait dit l’officier.

Quand le jour se fit, le tableau qui s’offrit à nos yeux fut terrible : il y avait au milieu de ces tas de boue des taches de sang et des morts, des blessés sans secours ; c’était horrible ! Un grand bruit me tira de ma torpeur. Il grandit et un autre bruit parut lui répondre. Bientôt, je fis comme les autres : je regardai. C’était un convoi de femmes et d’enfants qui s’avançait. Des enfants !