Page:Jaurès - Histoire socialiste, XII.djvu/283

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

s’étaient fait sentir jusque dans les relations les plus anciennes, les plus étroites ; elles avaient rompu jusqu’aux liens les plus intimes, les plus affectueux dans de nombreuses familles. Et l’émotion avait franchi les frontières, gagné l’Europe, le monde entier où, des pièces et la procédure du procès, lentement mais sûrement révélées, examinées avec plus d’attention, plus de sang-froid, ne laissaient plus aucun doute sur l’innocence du prisonnier de l’Ile du Diable ; sur les écrasantes responsabilités assumées par les auteurs conscients d’une telle infamie judiciaire. On s’étonnait de ce que la France, aux initiatives si hardies, aux élans si nobles, si généreux, n’eut pas exigé une plus prompte révision, eût si longtemps laissé impunis les coupables.

Aussi toute l’attention se concentra-t-elle sur le procès qui s’ouvrit, le 7 août, devant le Conseil de guerre composé d’officiers d’artillerie et présidé par le colonel du génie Jouaust, dont l’insuffisance devait éclater dès la première audience. Elle ne pouvait être égalée que par celle du commandant Carrière, commissaire du Gouvernement, dont l’attitude eut été simplement ridicule, si le procès n’avait eu une si haute importance.

Parmi une agitation fiévreuse, le procès se déroula péniblement, marqué par des incidents graves, impressionnants, parfois tragiques, tel l’attentat contre Me Labori qui avait déployé au cours de toute l’affaire Dreyfus une grande énergie et une remarquable habileté en matière de procédure et avait accepté, avec Me Démange, la lourde mission de défendre le capitaine protestant de son innocence plus que jamais, car les cruelles épreuves morales et matérielles subies n’avaient pu l’abattre.

L’attention générale était d’autant plus grande que le huis-clos avait été ordonné pour la communication du dossier diplomatique et militaire. Allait-on, une fois de plus, user des mêmes procédés que devant le Conseil de guerre de Paris ? telle était la question que tout le monde se posait. Et les témoins défilaient avec leurs dépositions variées, fréquemment contradictoires. Celle du général Mercier, au nom duquel une éternelle flétrissure restera attachée, malgré son habileté, sa perfidie, fit éclater les irrégularités graves de la procédure précédemment suivie. Contrairement aux lois, un dossier secret avait été soumis aux premiers juges ; comme il n’avait été communiqué ni à l’accusé ni à son avocat, il n’avait pu être discuté dans l’interrogatoire ni dans la défense. Il était inouï que le président eût accepté une telle situation ; eût ainsi manqué à tous ses devoirs les plus élémentaires, eût ainsi violé les droits sacrés de la défense.

Car la partie saillante de la déposition du général Mercier ne laissait plus aucun doute, quoiqu’elle fut un modèle de restriction jésuitique : « Je mis sous pli cacheté les pièces secrètes, dont je vous ai donné communication, ainsi que le commentaire qui y était relatif, et je l’envoyai le deuxième jour, je crois, ou en tout cas le matin du troisième, au président du Conseil de guerre, en lui faisant dire que je n’avais pas le droit de lui donner un ordre