Page:Jaurès - Histoire socialiste, XII.djvu/307

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déçus dans leurs espérances. Enfin, un socialiste était au pouvoir. Peut-être avait-il eu tort d’accepter un portefeuille, peut-être avait-il eu raison ; en tous cas, il importait d’attendre, sans le combattre, au besoin en l’aidant, pour juger sa conduite et ses efforts. Sans doute, dans un tel gouvernement, il ne fallait pas escompter une mise en pratique du programme doctrinal socialiste ; mais certaines réformes, désirées, réclamées par les ouvriers, pouvaient être transformées en lois, certaines pouvaient se réaliser par voie de décrets. L’arrivée de M. Millerand au ministère du commerce n’avait-elle pas été plus que favorablement accueillie par l’opinion publique radicale ou socialiste, tandis qu’elle avait causé la plus fâcheuse impression parmi les partis de conservation sociale ? Partout où il se rendait, à Paris ou en province, n’était-il pas accueilli avec enthousiasme et ses discours, même limités par sa situation gouvernementale, n’étaient-ils pas semés de déclarations nettes et de promesses précises, catégoriques ? Dès son entrée au ministère n’avait-il pas pris des mesures importantes et annoncé la préparation de projets de lois destinés à donner satisfaction sinon intégralement du moins en partie, dans la mesure du possible en les circonstances, étant donné le milieu parlementaire, à certaines revendications plus particulièrement chères au prolétariat français ?

D’autre part, des socialistes, la plupart très sincères dans leur irréductible intransigeance, n’avaient pu accepter ce qu’ils appelaient une « compromission avec la classe capitaliste ». La conquête du pouvoir politique inscrite dans le programme général du parti ne pouvant ainsi se concevoir. C’était plus qu’une compromission, une faute ; plus qu’une faute, une désertion, une trahison. Attirer le prolétariat, même pour ne l’y retenir que momentanément, sur le terrain politique de la défense républicaine, en lui laissant entrevoir, mirage décevant, quelques vagues et insuffisantes réformes, c’était le détourner de sa vraie voie, le faire dévier de ses impérieuses préoccupations, lui faire abandonner sa lutte de classe, principe essentiel, dominant, de sa tactique. Puis, en admettant, ce que tous n’admettaient pas, que M. Millerand fut un sincère socialiste, n’était-ce pas commettre une imprudence grave que de le laisser s’engager dans un milieu dont il deviendrait le prisonnier, où il s’userait en vains et stériles efforts ; où il serait associé fatalement aux lourdes responsabilités de la politique bourgeoise, à tout moment exposée à réprimer les publiques revendications ouvrières ? Et les intransigeants, à l’appui de leur thèse, dénonçaient les mesures de rigueur prises à Saint-Étienne, le drame terrible de Chalon-sur-Saône. Il fallait trancher cette grosse question, faire dominer dans le parti la discipline des principes, tels que les avaient proclamés les congrès socialistes. Il fallait reprendre la tradition révolutionnaire.

De telles divergences de vues, l’âpreté des polémiques, troublaient profondément le parti. De ce trouble, le Comité général créé par une décision du Congrès de 1899, se fit l’interprète dans un meeting tenu dans le XIXe arrondissement et où fut adopté un ordre du jour flétrissant « M. Waldeck-Rousseau