Page:Jaurès - L'Armée nouvelle, 1915.djvu/107

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propre incertitude, et les esprits qui ont besoin d'un objet où s'appliquer se sont secrètement détachés d'elle, à un point que la plupart, les meilleurs surtout, ne soupçonnent pas. Ce quils aiment encore d'elle, ce sont les émotions enivrantes qu'elle leur a données ; c'est la vie ardente qu'elle a mise en eux. Voilà la prise pour le tentateur. S'il survient comme un magicien de la force, si, détruisant ce qui reste de liberté, mais en conservant encore les formules et le nom, il donne à toutes les énergies un emploi superbe ; s'il concentre et précipite la vie qui commençait à se disperser et à languir, s'il organise et soumet les forces pour les mieux déchaîner sur un plan inférieur mais prodigieusement vaste, quand les âmes actives s'apercevront enfin, si elles ont le loisir de s'en apercevoir, qu'elles ont échangé les nobles passions de la liberté et de la patrie pour l'appétit de la domination subalterne et de la gloire, il ne sera plus temps pour elles de se rebeller. Peut-être même sera-t-il trop tard pour souffrir. Et dans cette descente de la liberté à la gloire elles croiront, ayant toujours le même élan vital, être restées au même niveau.

Pour préparer cette transformation insensible et cette secrète déchéance, Bonaparte, d'abord, parle du dehors à ces âmes leur langage accoutumé. Du dehors, car lui n'y met pas son âme. L'idée révolutionnaire ne l'intéresse que comme une force et une réserve de forces. Cette force, s'il veut la saisir, il faut qu'il lui donne, en l'abaissant, l'illusion d'être exaltée. Comme le soleil déclinant a parfois une splendeur de pourpre qui étonne l'horizon, la liberté qui descend aura une splendeur d'action et de gloire. Mais de cet artifice de magnificence vaine et d'action illusoire, quelle leçon peut donc rester pour la France de demain qui n'assurera sa vie que pour créer solidement la justice ? De ce qu'il y eut de plus beau dans la Révolution, de l'espoir en la justice par la liberté, il ne reste plus dans l'institution napoléonienne que simulacre et mensonge. L'époque impériale est comme un hautain glacier, d'égoïsme, empourpré d'un reflet de liberté mourante et d'une prodigieuse