Page:Jaurès - L'Armée nouvelle, 1915.djvu/68

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nécessité apparaîtra aussi d'une décisive évolution dans l'armée, dans son organisation et dans son esprit, dans son éducation, dans sa stratégie.

Je n'ai pas connu personnellement le capitaine Gilbert ; je ne connais pas d'officiers qui l'aient connu. Il est mort depuis bien des années déjà, et il y a dans sa destinée quelque chose de mélancolique et de douloureux qui éveille la sympathie. Tout jeune, il a été envahi par la paralysie, obligé de renoncer au service actif où se passionnaient son esprit et son âme. Comme une sorte de Vauvenargues, mais pressé d'un mal plus cruel et plus poignant, toute sa vie se concentra en sa pensée, et celle-ci ne faiblit pas. Elle ne connut ni le découragement, ni la défaillance. Au contraire, l'esprit de Gilbert sentit d'autant mieux quel était pour l'armée le prix de la pensée et de l'étude, et il suivait avec une passion pleine d'espoir tous les efforts de recherche, tous les mouvements d'idées qui se produisaient dans le monde militaire. Refaire la France, sa force, sa sécurité, c'était le noble rêve de beaucoup de jeunes hommes, et Gilbert leur répétait qu'ils n'y parviendraient que par la force des idées nettes et par la confiance dans le génie propre de la France, dans ses ressources intellectuelles. Toutes les fois que l'armée faisait preuve de cette force pensante, une haute joie était en lui, qui le consolait d'être éloigné de l'action.

Après avoir lu et admiré le livre du colonel Maillard sur les éléments de la guerre, après l'avoir analysé dans une forte étude, il lui plaît de constater que cette œuvre vaut, pour l'éducation de l'armée française, ce que valut, il y a près d'un siècle, l'œuvre de Clausewitz pour l'éducation de l'armée prussienne ; et du lit où il est immobilisé, il écrit ou il dicte, en conclusion, cette forte page que je veux citer, car elle est pleine d'une noble fierté intellectuelle ; elle incite tous les esprits à la réflexion incessante, et la discrète mélancolie dont elle est nuancée en fait mieux ressortir encore la haute vaillance. Je veux la citer surtout parce que j'aurai besoin de l'invoquer contre ceux