Page:Jaurès - L'Armée nouvelle, 1915.djvu/78

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c'était s'établir à plein dans le monde moderne et y établir l'armée ; mais c'était la soustraire aux fluctuations qui agitent la société nouvelle et aux compétitions qui la divisent ; c'était fonder l'armée sur le roc de la Révolution nationale. Aussi bien la gloire militaire de Napoléon avait fait, pendant tout un siècle déchiré et tourmenté, comme une concentration des esprits. Elle avait ébloui les émigrés eux-mêmes ; elle avait suscité deux formes d'Empire ; elle avait contraint la monarchie bourgeoise et pacifique à lui rendre hommage. Longtemps même, entre bonapartistes et républicains, elle avait effacé le souvenir de Brumaire. La géniale méthode napoléonienne pouvait donc grouper toutes les forces françaises dans la science renouvelée de la grande guerre et dans l'élan calculé de l'offensive, sans que le souvenir des luttes et des déchirements des partis vînt affaiblir l'impétuosité de cet élan unanime. L'armée ne pouvait être suspecte à la démocratie et à la nation, puisqu'elle se réclamait d'une méthode qui était née avec la démocratie et qui avait fait la grandeur de la nation. Mais l'armée était grande dans la nation, puisqu'elle représentait la plus haute forme du génie national inspiré par la Révolution.

Que la France se relève donc et qu'elle s'organise ; qu'elle reconnaisse dans la grandeur de son action d'hier la puissance toujours vivante de sa pensée, et qu'elle se prépare par le travail, par la confiance, à appliquer, dans les conflits prévus et secrètement souhaités, les méthodes maîtresses qui, demain, la mèneront à la victoire comme jadis elles l'y ont menée. Voilà bien, je crois, si on médite l'œuvre substantielle et courte du capitaine Gilbert, sa pensée explicite ou implicite ; et si j'essaie d'en développer tout le sens, c'est parce que cette pensée, interrompue trop tôt par la mort, a laissé dans la conscience de l'armée une émotion profonde. Elle a été pendant une longue période son seul aliment moral ; elle est encore, je crois, la substance et le soutien de tous les esprits d'officiers qui ne sont ni enfermés dans un cléricalisme étroit, ni sollicités