Page:Jaurès - L'Armée nouvelle, 1915.djvu/93

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encore faut-il avouer qu'il l'a amoindrie. En effet, s'il a sauvé le navire, c'est en abaissant les plus hautes voiles gonflées et déchirées par la tempête et palpitantes encore dans le vent sublime. Non seulement la Révolution a eu, dans la technique militaire, dans la stratégie et dans la tactique, la vertu inventive, et Bonaparte n'a pu que mettre au point cette partie de l'œuvre révolutionnaire et en perfectionner le mécanisme. Mais l'œuvre militaire de la Révolution était infiniment plus vaste que l'œuvre napoléonienne ; il en a rejeté ce qu'elle avait de plus ample et de plus hardi, ce qui peut le mieux, approprié à des formes nouvelles, servir l'avenir. Elle a tenté cette chose incomparable de passionner toute une multitude combattante et de la discipliner aussi par la force et l'enthousiasme d'une idée. Ce n'est pas une phrase, et la France est perdue, militairement et moralement perdue, si les malfaisants rhéteurs de la contre-révolution, déguisés en historiens, arrivent à lui persuader qu'en effet ce n'est qu'une phrase. Il est vrai, certainement vrai, que pendant les quelques années où est comme concentrée la substance morale de plusieurs siècles, le grand amour de la République, le grand enthousiasme de la liberté et de la dignité humaine a non seulement soutenu et enflammé, mais ordonné et organisé de vastes armées. C'est cela, avant tout, qu'il faut étudier ; c'est cette prodigieuse action d'une force morale sur un immense mécanisme qu'il faut analyser, et comment elle a peu à peu tenu et coordonné tous les ressorts, exalté et combiné tous les mouvements. Une fièvre sublime qui aurait une vertu plastique et qui accorderait l'organisme en le surexcitant, voilà ce que nous offre, de 1792 au Consulat, l'esprit révolutionnaire envahissant et façonnant l'armée. Il ne s'agit pas de parodier par une exaltation factice ce grand mouvement, mais de le reconnaître et de le comprendre.

Je sais bien que, même aux époques les plus belles et les plus nettes de la Révolution, il est ou impossible ou très difficile, avec l'inévitable et grossier mélange des choses