Page:Jaurès - Les Preuves.djvu/151

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Oui, il faut qu’Esterhazy et ses amis nous expliquent cela.

Esterhazy s’y est essayé et son explication est lamentable. Il nous dit que Dreyfus avait trouvé moyen de combiner une correspondance occulte avec sa famille et que c’est ainsi, à distance, par des communications secrètes entre l’île du Diable et Paris, qu’a été machinée la conspiration contre Esterhazy.

Je vous en supplie : regardons cela de près. D’abord, avec la surveillance étroite, exceptionnelle à laquelle Dreyfus a été soumis, toute correspondance secrète entre sa famille et lui est impossible.

Quand on songe que depuis plusieurs années les lettres de Dreyfus ne sont pas directement transmises à sa femme, mais qu’on les recopie d’abord au ministère des colonies, de peur que la distribution et la disposition des virgules, des accents aigus et des accents graves ne constituent un langage de convention ; quand les précautions sont poussées à ce degré de manie et de folie, on se demande comment une correspondance occulte aurait pu être établie entre le déporté et sa femme. C’est vraiment une invention fantastique.

Et comment Dreyfus et sa femme, dans les rares et courtes entrevues si surveillées qu’on leur permit avant le départ, et où il leur fut défendu de s’embrasser, comment auraient-ils pu convenir d’un langage conventionnel ? Et ce langage conventionnel, comment ensuite auraient-ils pu l’employer ? Cela révolte la raison.

Mais, de plus, qu’auraient-ils pu se dire ? D’après Esterhazy, si Dreyfus, après avoir décalqué son écriture, n’a pas révélé son nom, c’est qu’il l’ignorait.

Cela fait crier l’esprit, tant cela est absurde. Mais, en tout cas, ce n’est donc pas Dreyfus qui a pu apprendre à sa femme, de l’île du Diable, le nom d’Esterhazy, puisqu’il ne le connaissait pas à son départ de France.

Il a donc fallu que, dans la correspondance occulte et impossible dont parle Esterhazy, Dreyfus eût écrit à sa