Page:Jaurès - Les Preuves.djvu/184

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D’abord, dans le procès de 1894, dans le procès Dreyfus, c’est l’erreur et la nuit, c’est l’obscurité noire. Un fou calculateur et haineux, du Paty de Clam, qui a cru, en frappant l’officier juif, s’ouvrir toute une carrière d’ambition, croit saisir entre l’écriture du bordereau et celle de Dreyfus une ressemblance.

Il le dénonce ; il le traque ; et comme le ministre hésite, comme l’instruction ne marche pas, il met en branle les journaux antisémites, il déchaîne la colère de la foule trompée.

Et c’est dans une atmosphère de haine et de suspicion, c’est, si je puis dire, dans un esprit public tout en feu que les experts en écriture examinent le bordereau. Malgré l’affolement de l’opinion, malgré la passion des bureaux de la guerre, deux experts déclarent que le bordereau n’est pas de Dreyfus : deux déclarent qu’il est de lui, tout en reconnaissant des différences qu’ils expliquent commodément par une « altération volontaire ».

Bertillon, avec son système insensé, fait la majorité, et Dreyfus est jugé à huis clos, sur la seule inculpation d’avoir écrit le bordereau. Cette expertise de la première heure laisse, malgré tout, apparaître aux juges ses vices, ses faiblesses, ses incertitudes. Les juges hésitent, et il faut les décider, illégalement, violemment, en leur jetant hors séance, pour renforcer l’expertise défaillante, d’autres pièces dites secrètes, qu’ils ne peuvent pas examiner sérieusement.

Voilà la première étape, en pleine incohérence et en pleines ténèbres, mais avec une première lueur de doute qui s’éteint bientôt et qui laisse la nuit se reformer.

Puis, dix-huit mois après, c’est une découverte imprévue, dramatique.

C’est la culpabilité d’Esterhazy qui se dessine ; c’est son écriture qui apparaît plus que semblable, identique à celle du bordereau ; c’est une grande lumière de vérité et de certitude qui éclate, mais qui épouvante.