Page:Je sais tout magazine - Le Retour d'Arsène Lupin, partie 1.djvu/10

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Grécourt. — Raconte-nous l’histoire.

Georges. — Vous n’y croiriez pas. À Paris, ça a l’air idiot.

Tous. — Mais non…

Georges. — Et puis, ça m’est désagréable… vous savez que je ne suis pas lâche… eh bien, je n’ai jamais eu peur comme ça.

Faloise. — Tu nous mets l’eau à la bouche.

Georges. — Puisque vous y tenez, voilà ! Sachez qu’il se trouve à mi-chemin de Menasson à Calcutta un temple sacré dont l’entrée, périlleuse aux Européens, est interdite aux femmes. Des prêtres fanatiques le desservent, dont le chef religieux n’est autre, paraît-il, que le daïlama de Lhassa.

Brizailles. — Ah ! non, mon vieux, pas de géographie. Ça embrouille et c’est la barbe.

Georges. — Soit. Mais il faut bien vous dire qu’on raconte à propos de ce temple les légendes les plus abominables, supplices, sacrifices humains, tortures…

Faloise. — Agence Cook. 2 francs d’entrée.

Georges. — Tu es idiot. Ça existe.

Grécourt. — Oui, ça existe.

Georges. — Et nos imaginations étaient tellement surexcitées par ces histoires que nous racontait d’Andrésy — d’Andrésy dont nous avions fait la connaissance trois jours auparavant — qu’un soir, sans le prévenir, je me suis mis en route pour le temple accompagné de ma fiancée et de Mlle Kritchnoff.

Bergès. — C’est idiot d’emmener des femmes dans ces cas-là.

Georges. — Pardon, c’étaient elles qui insistaient, moi je voulais y aller seul. Au reste, habillées comme moi d’amples vêtements de flanelle, elles avaient l’air de jeunes garçons. L’expédition commença bien. Vers six heures du soir, après avoir traversé un pays pittoresque, que le coucher du soleil…

Brizailles. — La barbe !

Georges. — Je me sens incapable de raconter dans ces conditions-là…

Grécourt, à Brizaille. — Mais oui, taisez-vous donc. Raconte comme tu veux.

Georges. — Bref, nous arrivons au temple. La porte était entrouverte ; nous nous glissons… Figurez-vous une lumière laiteuse… une ombre bleue… Et parmi des parfums de roses et d’encens, une odeur atroce, suffocante… À un moment, nous eûmes l’idée de rebrousser chemin, mais l’autel, là-bas, nous attirait, un autel de marbre blanc et noir… un autel funéraire devant lequel trois prêtres… deux qui psalmodiaient à voix basse… un troisième, incliné vers quelque chose que nous ne pouvions pas voir, vers quelque chose qui vivait, qui vivait… douloureusement. Brusquement, un cri, un abominable cri, le cri de quelqu’un qu’on égorge… et nous restions là, tremblants d’horreur, Mlle Kritchnoff auprès de moi, Mlle d’Avremesnil, à quelques pas… séparés les uns des autres par plusieurs brahmes, qui, blancs comme des fantômes, venaient d’entrer un à un. Atrocement angoissé, je voulus me frayer un passage. Impossible ! J’insistais violemment et cherchais déjà mon revolver, quand des mains s’agrippèrent à mon bras et un bâillon me ferma la bouche. Mlle d’Avremesnil poussa un cri et j’eus cette intuition horrible, effrayante, qu’on l’entraînait vers l’autel, qu’elle était la victime choisie, et que le sacrifice…

Bergès. — Mais, c’est odieux !

Tous. — Eh bien ?

Georges. — Eh bien, au fond du sanctuaire, une petite porte s’ouvrit. Quelqu’un entra. Je reconnus d’Andrésy. Il s’approcha de l’autel, regarda fixement les misérables qui entouraient Mlle d’Avremesnil et fit un geste ; rien de plus. Pas un mot. Je sentis que les mains me relâchaient. Le bâillon tomba de ma bouche. Le sanctuaire se vida. Quelques secondes après, nous étions seuls, tous les trois, en face de d’Andrésy.

Bergès. — Comédie !

Brizailles. — C’est Monte-Cristo, ton d’Andrésy.

Georges. — Blaguez ! Je n’oublierai jamais la minute d’épouvante que j’ai passée là… et jamais non plus, — et cela est plus étrange encore — jamais non plus la sensation immédiate de paix et de certitude que j’éprouvai en voyant d’Andrésy apparaître au seuil de la porte et s’avancer sans hâte…

Grécourt. — Du théâtre ! du théâtre !

Georges. — Soit, mais où sont les ficelles ? Et dans quel but cette mise