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Newte. — Le… Ah ! bon, mon cigare… Pardon ! Je ne comprenais pas.

Il le dépose sur le plateau et reprend la pièce.

Bennett. — Merci. Lady Bantock souffre d’une sévère migraine. Je prends la liberté de recommander à monsieur Newte le plus grand calme.

Il sort, laissant Newte sidéré.

Newte, un long sifflement. — Dis donc, Fan, un peu… réfrigérant, ton lord Chamberlain !

Fanny. — Oui… Besoin qu’on le pende au soleil pendant quelques heures, hein ?… Comment as-tu fait pour être là si vite ?

Newte. — Ta dépêche m’avait affolé… Dis-moi, penses-tu que l’étiquette me permette de m’asseoir ici ?

Fanny. — Ça, mon vieux, faut pas me le demander ! J’ai bien assez de boulot pour mon propre compte ! À ta place, je me risquerais…

Newte. — Allons-y… (Il s’assied.) Vois-tu, Fan, il y a si longtemps que je n’ai pas été à la Cour… (Il reprend le fil de son récit.) Alors, voilà… Pris le train jusqu’à Melton. À Melton, confortable camion automobile… Et voilà… Quoi de cassé par ici ?

Fanny. — Des tas de choses.

Newte. — Dis-en une pour voir.

Fanny. — La plus grosse : pourquoi ne m’as-tu pas dit qui j’épousais ?

Newte. — Je te l’ai dit ! Je m’entends encore… Je t’ai dit : « Fan, tu épouses un gentleman. »

Fanny. — Pourquoi ne m’as-tu pas dit que ce gentleman s’appelait lord Bantock ? Tu le savais, j’en suis sûre.

Newte. — Fan !

Fanny. — Tu le savais !

Newte, très embarrassé. — Dis donc… Personne ne peut objecter à ce que je mette un cigare dans ma bouche, si je ne l’allume pas, hein ?

Fanny. — Oh ! allume-le si ça doit te donner une lueur de lucidité !

Newte, soulagé, sort un cigare énorme, le mord et dès lors retrouve l’exercice de la parole. — D’abord, Fanny, son nom, je ne le savais pas… pas officiellement, tout au moins.

Fanny. — Qu’est-ce que ça veut dire : officiellement ?

Newte. — Il ne me l’a jamais dit.

Fanny. — D’accord. Mais tu l’as bien deviné tout seul ?

Newte. — J’en conviens. Mais ce que j’ai deviné aussi et clairement, c’est qu’il ne voulait pas que tu le saches, toi ! J’ai eu vite repéré son petit jeu. Alors… qu’est-ce qu’il y avait de mauvais à laisser aller les choses ?… Ça ne pouvait pas te faire de mal. Et ça lui faisait tant de plaisir !

Fanny. — Sais-tu ce que tu as obtenu avec ce système, malheureux ? Tu m’as laissée entrer dans une famille qui occupe pour elle seule vingt-trois domestiques…

Newte. — Eh bien ? De quoi te plains-tu ?

Fanny. — … et où chacun de ces vingt-trois domestiques, ensemble et séparément, est un proche parent à moi. Voilà ! (Newte en tombe assis.) Vingt-trois ! pas un de moins ! Le fameux sein de la famille dont on parle tant dans les pièces morales ! Ce vieux hibou déplumé qui voulait te renvoyer avec un verre de bière pour viatique et qui a confisqué ton cigare, c’est mon oncle ! La dame empesée à l’amidon qui ouvre la porte, c’est ma tante Amélie ! L’intéressant jeune homme qui tient du poireau par le corps, de la carotte par les cheveux et qui règne sur le hall, c’est mon cousin Simon ! Il voulait m’embrasser dans les coins autrefois… Je m’attends à ce qu’il recommence !… On ne change guère, dans la famille !… Ma première femme de chambre ? C’est ma cousine Honoria ! Regarde comme elle a joliment su m’habiller. Un goût bien personnel, hein ? Elle a envoyé mes robes chez la couturière du patelin pour qu’elle les rende « convenables » ! Tu te rends compte ! En attendant, ils ont fait des fouilles dans le vestiaire pour y dénicher cet ornement de la préhistoire. (Newte, au comble de l’émotion, explore en vain ses poches pour y trouver des allumettes, Fanny, exaspérée, lui en jette une boîte à la figure.) Oh ! je t’en supplie, allume-le et qu’on n’en parle plus ! Comme ça, tu seras peut-être capable de comprendre ce que je te dis ? Aux repas, tiens, on me donne de l’abondance, comme à l’école. C’est oncle Bennett qui la prépare. On m’a chipé mes cigarettes. Tante Suzannah vient le matin pour m’entendre dire mes prières. La confiance règne ! Alors, n’est-ce pas, va falloir que je les rapprenne… et… bon D… de bon D…, je crois bien que je les ai égarées !

Elle va au bureau et cherche fébrilement.

Newte a enfin allumé son éternel cigare, il peut se permettre d’avoir des idées. — Mais, enfin, pourquoi sont-ils comme ça ?

Fanny. — Ah ! parce qu’ils sont comme ça ! Parce qu’ils sont pénétrés de cette idée qu’on les a mis sur terre spécialement pour veiller à l’honorabilité des Bantock de Rutlandshire. Parce qu’ils n’auront de repos que le jour où ils auront fait de moi une lady Bantock telle qu’ils imaginent qu’elle doit être : Quelque chose entre la feue regrettée reine Victoria et un mannequin de vitrine ! Bref, ce sont ces parents dont je t’ai parlé si souvent, que j’ai dû fuir, que je détestais, à qui j’aurais préféré la famine ! Et quand, par ce mariage inespéré, splendide, je pense m’évader à jamais de leurs griffes, crac ! m’y voilà ! plus ligotée qu’une momie dans ses bandelettes, sans espoir de secours, pour toute la vie ! Voilà ! Tu es content ? Qu’est-ce que tu en penses ? Parle ! Dis quelque chose !

Honoria Bennett, seconde femme de chambre, accorte personne de l’âge de Fanny, entre le plus naturellement qu’elle peut. Elle ne peut pas beaucoup.

Honoria. — Que ma Lady m’excuse. Je ne fais que passer.

Elle sort par une autre porte.

Fanny. — Voilà ! Ma cousine et deuxième femme de chambre : Honoria Bennett. Ils l’envoient pour moucharder… Petit singe !

Elle pend son mouchoir à la porte sur le trou de la serrure.

Newte, qui avait, devant Honoria, vivement fait disparaître son cigare. — Qu’est-ce que tu vas faire ?

Fanny s’assied. — Entendre de toi tout d’abord ce que tu as raconté à Vernon.

Newte s’assied. — Sur toi ?

Fanny. — Non, sur l’amiral Nelson ! Que lui as-tu dit ?

Newte. — Dame ! Tu sais, il n’y avait pas grand’chose à dire.

Fanny. — Je te connais. C’était pas assez. Qu’est-ce que tu as dit ?

Newte. — Je lui ai dit… que ton père n’avait guère réussi. Que tu avais perdu ta mère très jeune,