Page:Jerome - Fanny et ses gens, 1927.djvu/17

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marqué quelques passages, page 73 et page 7, dont il serait salutaire que vous vous imprégnassiez. Nous les étudierons ensemble dans le cours de l’après-midi. À tout à l’heure… Page 73… Nous allons, pendant ce temps, réunir quelques-uns des membres de la famille et chanter des psaumes rédempteurs. Ernest, avertissez tous ceux que leur service rend momentanément disponibles. Ensuite, vous nous rejoindrez… (À Fanny, avant de sortir.) Page 73…

Tous défilent devant elle et l’accablent du regard. Ils sortent.

Fanny, seule, regarde le titre du livre, après avoir fait le geste de l’envoyer à la tête de Bennett qui est sorti. — Le Manuel du pécheur… Je leur en donne du mal… (Entre Vernon.) Vernon ! Déjà de retour ?

Vernon. — Mais oui, petite chérie, nous étions partis si tard… nous n’avons vu que les deux dernières courses.

Fanny. — Vos tantes sont rentrées avec vous ?

Vernon. — Oui… Elles sont montées à leurs chambres… (On entend les Bennett chanter un psaume.) Qu’est-ce que c’est que ça ? Un concert ?

Fanny. — C’est la famille Bennett, aux prises avec les psaumes de la Rédemption… un drame horrible… Ils ont surpris un des plus jeunes membres de la famille dans l’action de jurer… Les meilleurs troupeaux ont leurs brebis galeuses…

Vernon, qui a fermé la porte. — C’est un type très bien que ce vieux Bennett, vous savez ? Et quels principes ! Ah ! on ne trouverait pas facilement de semblables serviteurs, à notre époque !

Fanny. — Vernon, vous ne trouvez pas que c’est un affreux égoïsme de conserver la collection pour soi tout seul ?

Vernon, riant. — Le fait est… Mais qu’y faire ? Aucun d’entre eux ne nous quittera jamais…

Fanny. — Oh ! ça, je ne crois pas. Ce qui m’étonne, c’est que, élevé par eux et les admirant comme vous faites, vous n’ayez jamais pensé à…

Vernon. — À… ?

Fanny. — Je vous l’ai dit déjà… A prendre femme parmi eux, Vernon.

Vernon, stupéfait. — Fanny ! (Riant.) Songez-vous qu’il n’est guère dans les usages qu’un lord Bantock s’en aille choisir une femme dans sa propre cuisine ?

Fanny. — N’est-ce pas parler un peu en snob, Vernon ?

Vernon. — Chérie ! Méchante chérie ! Vous savez bien pourquoi je ne pouvais songer à épouser personne, personne que vous ! Le destin m’a mis en présence de la plus séduisante, de la plus délicieuse petite femme de toute la création.

Fanny, riant. — Cette opinion-là, Vernon, combien de temps la conserverez-vous ?

Vernon. — J’y tiens, Fan ! Je crois bien que je la conserverai durant tous les jours qui me restent à vivre.

Fanny l’embrasse. — Cher ! cher chéri ! Vous n’imaginez pas, non, vous ne pouvez pas imaginer…

Vernon. — Quoi donc, mon oiseau ?

Fanny. — Combien une femme aime à être aimée par l’homme qu’elle aime !

Vernon. — J’imagine très bien ! Nous aimons tant aimer la femme que nous aimons !

Fanny. — À condition qu’elle ne soit pas la nièce de votre maître d’hôtel !

Vernon. — Encore ! Qu’un jour je parte avec la cuisinière, — oh ! ça s’est vu ! — vous en serez responsable, voilà !

Fanny. — Oh ! je suis bien tranquille. Vous n’oserez jamais. Le « monde » vous en empêcherait ! Vous avez si peur du « monde », vous, les hommes !

Vernon. — Peur salutaire ! Sublime peur ! Si vous saviez le nombre de bêtises que cela nous empêche de faire !

Fanny. — Vernon ? Encore un point de l’histoire des Bennett que je voudrais éclaircir. Aidez-moi.

Vernon. — Si je puis…

Fanny. — La dynastie n’a-t-elle pas compté parmi ses membres une nièce du vieux Bennett qui n’était pas une domestique, celle-là, et qui séjourna quelque temps à Bantock-Hall ?

Vernon. — Je vois qui vous voulez dire : la fille de la pauvre Rose Bennett qui s’était enfuie pour suivre une espèce de joueur d’orgue de Barbarie…

Fanny. — De joueur d’orgue de Barbarie ?

Vernon, riant. — Enfin, quelque chose qui ressemble à ça. C’était une étrange créature, cette petite. Son grand plaisir était de chanter de vieilles rondes françaises le soir, sur la place du village, devant tous nos paysans assemblés et muets d’admiration… Je crois que cet amusement-là aura abrégé de dix ans la vie du vieux Bennett. (Il rit.) Mais si c’est pour me reprocher de ne pas être tombé amoureux d’elle que vous me questionnez, camarade ! (Il lève les mains.) Je ne l’ai jamais vue. Quand elle vint, j’étais à Rome. À mon retour, elle était envolée…

Fanny. — Vernon… qu’aurait dit le monde si vous l’aviez épousée ?… Vous ne l’auriez pas été chercher à la cuisine, celle-là, puisqu’elle avait toujours obstinément refusé d’y entrer…

Vernon. — Mais quelle idée…

Fanny. — C’est pour savoir… Dites !

Vernon. — Mon Dieu ! Si j’y avais tenu assez fort pour que le monde l’adoptât, il aurait essayé d’oublier son origine un peu gênante. Ou alors le monde aurait fait le nécessaire pour que personne ne l’oublie. On pouvait se fier à lui pour ça !

Entre Bennett qui porte des fleurs.

Bennett. — Je ne savais pas que Votre Honneur était de retour.

Vernon. — Dites donc, Bennett, qu’est devenue cette petite, vous savez, la fille de la pauvre Rose ?…

Bennett. — Votre Honneur veut parler de cette enfant que nous essayâmes d’éduquer ici, pendant une absence que fit Votre Honneur ?…

Vernon. — Oui… et qui se sauva, je crois, un beau jour. En avez-vous eu des nouvelles ?

Bennett regarde Fanny tranquillement et sur le ton le plus détaché. — Les dernières nouvelles que j’ai eues, Votre Honneur, m’ont appris son mariage !

Vernon. — Tiens !… Bien mariée ?

Bennett. — Si l’on se place à son point de vue à elle, excessivement bien, j’ose le dire.

Vernon, riant. — Mais au point de vue de l’épouseur, c’est moins sûr, hein ?

Bennett. — Sait-on jamais… Cette personne n’était pas sans séductions. Son défaut principal, entre autres, venait de son manque absolu de discipline. On peut toujours espérer qu’il n’est pas trop tard et que le bon grain déposé par nous germera un jour, en dépit des mauvaises herbes foisonnant sur ce terrain abandonné.

Fanny bâille assez bruyamment.

Vernon. — Mais… vous croyez, Bennett, que