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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


autres hommes, qu’il n’a pas le même cœur et les mêmes nerfs, que ses larmes, ses cris, ses souffrances, ses protestations d’innocence, ne sont pas des protestations, des souffrances, des cris et des larmes qui doivent émouvoir et troubler, et que les droits acquis aux autres ne sont pas ses droits. — Si Dreyfus, au jour de l’affreuse parade, suit d’un œil intense de myope la chute de ses galons, c’est qu’il en soupèse le poids, expliquera Picquart, « tant de grammes, tant d’argent[1] ». Si, dans sa case, son tombeau de l’île du Diable, sa main, errant sur des feuillets, y trace ces mots d’agonie : « Mortuus est, rien à faire… », le commandant Corps traduira : « Voilà comment j’ai été découvert[2]. » Si le vrai traître, acculé par l’évidence, se reconnaît l’auteur du bordereau : « Homme de paille des juifs ! » dira Bertillon, et, après Bertillon, Boisdeffre[3]. Et partout, il y a des preuves spéciales contre le juif, celles de Roget et de Cuignet, « la preuve de culpabilité par prétention d’innocence[4] » ; un calcul spécial des probabilités, celui de Bertillon[5] ; un droit pénal rien qu’à son usage : « la livraison de documents à un agent d’une puissance étrangère », délit d’espionnage avec peine temporaire pour les chrétiens[6], crime de trahison

  1. Voir t. IV, 248 et Revision, rapport Bard, 57.
  2. Déposition du commandant Corps, rapport Darboux.
  3. Cass., I, 104 : Rennes, I, 430 ; III. 296, Picquart.
  4. Cass., I, 69, Roget. Voir t. IV, 396.
  5. Voir p. 373 et rapport Darboux, Appell, Poincaré.
  6. Articles 1 et 2 de la loi de 1866 sur l’espionnage, 5 ans de prison et 1.000 à 5.000 francs d’amende. « Il n’y a pas en réalité un seul exemple, à ma connaissance, d’une poursuite dirigée contre un militaire ou une personne non militaire pour livraison de documents à un agent d’une puissance étrangère, où les faits incriminés aient été qualifiés crime de trahison. C’est toujours la loi de 1866 qu’on a appliquée en pareil cas. Pourquoi, dès qu’il s’agit de poursuites à exercer contre l’officier israé-