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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

On arriva le 12 mars. Comme rien n’était prêt, il fut enfermé jusqu’au 15, à fond de cale, par 40 degrés de chaleur. On le débarqua alors pour le mener au bagne de l’île Royale. Le ministre des Colonies, dans une instruction écrite, avait enjoint de n’avoir aucun ménagement pour le condamné. Un mois durant, il subit une réclusion absolue, sans un livre, les volets clos, au régime des forçats. Il inspirait tant d’horreur que les soldats de l’infanterie coloniale qui gardaient le bagne avaient projeté, s’il entr’ouvrait sa fenêtre, de lui tirer un coup de fusil, sous prétexte qu’il aurait cherché à fuir[1]. Il fut frappé de plusieurs congestions, crut devenir fou. La pensée lui vint de se laisser mourir. Il ne se serait point parjuré, ayant juré seulement de ne pas attenter à ses jours[2].

Il épargna à sa femme le récit de cet horrible voyage, mais l’exhorta, en termes pressants, à l’action. « Si tu veux me sauver la vie, tu as mieux à faire qu’à venir me retrouver ; fais-moi rendre mon honneur[3]. »

II

Les îles du Salut, d’origine volcanique, jaillissent de la mer, à 7 milles de l’embouchure de la rivière Kourou et à 27 de Cayenne, séparées les unes des autres par un chenal étroit. Cet archipel s’appelait autrefois « Isles du Diable ». Il doit son nom actuel à Thibault de Chanvalon, « intendant général de justice, police et finances », qui avait entrepris, vers 1763, de coloniser la Guyane. Ses compagnons s’étant mutinés à l’aspect des côtes sinistres de Kourou, il n’osait débarquer quand la brise le porta vers trois îles qui émergeaient des eaux comme autant de bouquets et dont la vue enchanta les

  1. Le lieutenant-colonel Peroz fut avisé et donna des instructions formelles, défendit aux soldats de faire usage de leurs armes, quoi qu’il arrivât
  2. Cinq Années, 100.
  3. Du 15 mars 1895.