Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1903, Tome 2.djvu/136

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
126
HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


recteur de l’Administration pénitentiaire à Cayenne[1] visita l’île, quelque temps avant l’arrivée de Dreyfus. Il crut descendre aux Enfers. Ce sol nu et brûlant, ces rochers, couleur de plomb, battus d’un flot vaseux ; cette île si étroite que, même dépourvue de palissades et de murs, elle paraît une cellule[2] ; une quinzaine de huttes délabrées, infectes ; des spectres purulents, à l’état de squelettes, empestant l’air ; un tel excès de misère : devenir lépreux après être devenu forçat, l’avaient plongé dans une triste méditation[3]. Le commandant supérieur[4] lui dit alors qu’il attendait « une hideur mille fois plus effrayante que celle de ces misérables », Dreyfus, dont il prendrait livraison à cette même place. « Cet être s’assoiera à côté de moi, son corps me frôlera et je serai obligé de lui parler. Il y a de dures corvées dans la vie…[5] »

  1. Le vicomte A. de la Loyère, en littérature Paul Mimande.
  2. « Cette île, me dit le gouverneur de la Guyane (Roberdeau), est si petite que, même s’il n’y avait dessus ni prison ni palissade, on pourrait encore l’appeler une cellule. » (Jean Hess, À l’île du Diable, 60.)
  3. Paul Mimande, Forçats et Proscrits, 101 et suiv.
  4. Il s’appelait Bouchet. Il eut pour successeurs Bravard, puis Deniel.
  5. Mimande, 103. — L’ancien directeur de l’Administration pénitentiaire expose que « l’âme de Dreyfus est le produit d’un accident de fabrication : c’est un monstre ». Le vicomte de la Loyère redoute la possibilité d’une évasion, « malgré la mer, obstacle difficile à franchir, et les requins, gardes-chiourmes zélés et impitoyables ». « À mon humble avis, il eut mieux valu choisir un grand rocher, situé presque à l’entrée de la rade de Cayenne, en face du fort Cépérou » ; ce rocher est « couronné d’un plateau suffisant pour qu’on y bâtisse une maisonnette. Sur ce pilori, le condamné, continuellement exposé aux regards des soldats du fort, eût été le vivant commentaire du chapitre de la théorie concernant l’honneur militaire. Il aurait passé là le reste de sa misérable existence et, quand son heure serait venue, il se serait endormi au bruit monotone des flots saturés de boue… » (p. 315, 317, 322).