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L’ILE DU DIABLE


diens des îles du Salut s’étaient attendus à voir une bête fauve, un monstre ; la douceur, l’inaltérable patience de leur prisonnier les étonna. La plupart s’acquittèrent « strictement » de leur tâche, mais « loyalement, avec tact et mesure[1] ». Le médecin fut consciencieux et bon. Vers la fin du mois, Dreyfus, miné par la fièvre, après être resté quatre jours sans manger, fut terrassé par une congestion. Le docteur Patriarche envoya lui-même du lait, exigea l’autorisation pour le condamné d’ajouter à sa ration des vivres pris à Cayenne, qu’il payerait sur son pécule[2]. Tout le reste du régime fut maintenu.

Dreyfus commença son « Journal[3] » dès son arrivée dans l’île, et le continua pendant dix-sept mois (14 avril 1895 — 10 septembre 1896).

On ne lui avait pas refusé le papier, mais il en était responsable ; le papier était numéroté et parafé, afin qu’il ne pût en distraire (par exemple, pour écrire à l’Empereur allemand un autre bordereau, qu’un aigle, descendu du ciel, aurait porté à Berlin).

Dans le traitement infligé à Dreyfus, la niaiserie égale presque toujours la cruauté. La férocité est de tradition monacale ; la sottise est administrative.

  1. Cinq années, 156.
  2. Rennes, I, 269, André Lebon : « Il avait, sur son pécule, la nourriture qu’il demandait. » On verra que cette tolérance fut, parfois, supprimée. — Mathieu Dreyfus avait à Cayenne un correspondant, accepté par l’Administration pénitentiaire, M. Paul Dupouy, industriel, qui avait consenti à s’occuper des intérêts matériels du condamné, payait ses dépenses supplémentaires, vivres, tabac, médicaments, vêtements, etc. Il s’acquitta de cette mission avec beaucoup de dévouement.
  3. Ce « Journal », saisi en 1896, rendu en 1899, à l’époque du procès de Rennes, a été littéralement reproduit par Dreyfus dans son volume : Cinq années de ma vie. L’original porte, en tête, cette mention : « Mon Journal. Pour être remis à ma femme. »