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L’ILE DU DIABLE

C’est la règle commune, indispensable, paraît-il, au bon ordre.

Pour dure que soit cette contrainte, et cette autre gêne de savoir que ces pauvres effusions seront lues d’abord, étudiées, scrutées par des fonctionnaires soupçonneux ou railleurs, recevoir les lettres de sa femme et lui répondre sont ses seules joies. Il lui semble « que les distances se rapprochent, qu’il voit devant lui la figure aimée, qu’il y a quelque chose d’elle auprès de lui[1] ». Mais s’il se laisse attendrir, c’en est fini ; la plus haute preuve qu’il puisse lui donner de son amour, c’est de crier toujours plus haut « sa volonté plus forte que tout, irréductible, de vouloir la vérité, l’honneur ».

Et c’est le thème presque unique, inépuisable de toutes ses lettres : son honneur, « le plus précieux des biens, le seul bien », l’honneur qui lui a été volé, il faut qu’il le retrouve, parce qu’il a toujours été « un bon et loyal soldat », parce que la Patrie avait le droit de lui demander sa vie, non son honneur, et qu’elle a le devoir de le lui rendre. Il n’a jamais douté de la France ; il croit en elle, obstinément, jusqu’à la mort. Cette patrie qui lui a tout ôté, il l’aime comme aux jours où elle souriait le plus doucement à ses belles ambitions de soldat ; « au-dessus de tout, il y a la Patrie » ; à travers les iniquités et les tortures, son amour pour elle n’a point fléchi ; « mais il ne doit pas rester un seul Français qui puisse douter de lui ». Crucifié dans son corps, il ne sent qu’une torture : l’inique condamnation, son nom sali, la haine de tout un peuple, le mépris de ses anciens camarades, la flétrissure de l’Histoire. « Cette idée ne

  1. Lettre du 8 mai 1895.