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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

Il se raidissait, croulait, se relevait encore : « C’est la tombe, avec la douleur en plus d’avoir un cœur… Je veux vivre, voir la fin… Jamais une figure sympathique, jamais ouvrir la bouche, comprimer, nuit et jour, son cœur et son cerveau. Je ne sais jusqu’où j’irai… Je saurai souffrir encore… Heureux les morts ! Et être obligé de vivre… Je n’ai même pas le droit de penser à la mort[1]. »

Dans l’atmosphère meurtrière, prisonnier et geôliers s’irritaient ; les meilleurs perdaient de leur bonté avec la santé ; le gardien-chef, Lebars, bête brute et lâche, cherchait à nuire, exerçait sa méchanceté, menaçait[2]. Dreyfus lui opposa une attitude hautaine qui l’exaspérait.

Et rien à lire, les derniers envois de livres et de revues, que lui faisait sa femme, n’étant pas parvenus. « Tellement écœuré, tellement las », il eût voulu vivre d’une existence végétative, ou « comme une mécanique inconsciente de son mouvement[3] », oublier « l’horreur profonde de tout », s’étendre, se laisser aller. Mais les oiseaux noirs de ses pensées, à peine chassés, revenaient, tournoyaient autour de son front, et, une fois de plus, il revivait le drame, toutes les angoisses de l’agonie, remontait le chemin de la croix.

Dans le silence sépulcral qui l’entoure, sa langue désapprit l’usage des mots[4].

Il savait les jours d’arrivée du courrier de France, le guettait du rivage, et, dès que le panache de fumée

  1. Cinq Années, 154, 155, 163, 164, 168.
  2. Ibid., 152 : « Quand je marche trop vite, on dit que j’épuise le surveillant qui doit m’accompagner ; que je déclare alors que je ne sortirai pas de ma case, on menace de me punir. »
  3. Lettre du 21 juin 1890.
  4. Rennes, I, 258, Rapport d’avril 1897.