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L’ILE DU DIABLE


paraissait au loin, il se persuadait que le vaisseau, cette fois, allait lui apporter le salut, la délivrance, l’honneur. Il s’éveille chaque matin avec un nouvel espoir, se couche chaque soir avec une nouvelle déception. « A-t-on enfin la piste du misérable ? Toujours rien. Terribles heures d’attente On vient seulement de m’apporter mon courrier. Toujours rien[1]. » Il avait dit au commandant la promesse que lui avait faite Du Paty de poursuivre les recherches : « Je n’aurais pas pensé qu’elles puissent durer aussi longtemps[2]. » Et de même, au bateau suivant : « J’attends mon courrier… Je n’ai toujours pas de lettres… Je viens de recevoir les lettres. Le coupable n’est pas encore découvert[3]. »

À la longue, la déception trop de fois renouvelée, de mois en mois plus profonde, la vision obsédante que ce rocher sera son tombeau, son nom flétri à jamais et ses enfants des parias, renversèrent sa conception d’un mécanisme social forgé pour assurer infailliblement la suprématie du bien sur le mal comme une locomotive est ajustée pour rouler sur des rails[4]. Imbu des idées de la Révolution, persuadé que le siècle était juste et bon, il avait cru impossible qu’en France et à cette époque « un misérable pût briser impunément la vie de deux familles[5] ». Cet effondrement momentané, à la fois de ses espérances et de ses croyances, fut terrible. Il eut alors, devant le chef du pénitencier et devant les gardiens, de telles crises de larmes que ces hommes,

  1. Cinq Années, 157, Journal : mercredi 31 juillet ; jeudi 1er août, 4 heures 1/2 ; 7 heures soir.
  2. Rapport d’août 1895.
  3. Cinq Années, 164.
  4. Je sais que la lumière se fera, qu’il est impossible qu’il en soit autrement à notre époque. » (Lettre du 15 juin 1895.)
  5. Lettre du 27 septembre 1895.