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L’ILE DU DIABLE


est du domaine de la critique, de la science purement subjective ; l’étude des œuvres est du domaine objectif, personnel. »

Je rappelle (cela devient nécessaire) que cet homme qui prend Renan et Bourget à partie, avec cette tranquille aisance, comme en causant, n’est pas dans un salon, mais sur un rocher, condamné à perpétuité, séparé à jamais de tout ce qu’il aime, flétri à jamais. Et ce même oubli de soi, il le porte dans toutes ses appréciations, qu’il s’agisse de politique ou de paléontologie, de religion ou de stratégie. L’angle de sa vision n’a point varié ; ses malheurs n’ont rien changé à la valeur réelle, intrinsèque des choses ; parce qu’il a fait naufrage, il n’en résulte ni que la somme des trois angles d’un triangle ait cessé d’être égale à deux angles droits, ni que la vie soit mauvaise, la société cruelle et la science inféconde. L’une ou l’autre déduction serait aussi absurde.

Il réduit « le problème de la foi religieuse à ces deux termes essentiels : choisir entre le déterminisme et la révélation ». Cependant, il juge superflu de réfuter la religion par la raison (ce serait du temps perdu) ; la religion n’est « qu’une simple question de foi » ; or, nulle critique ne prévaut contre la foi. Mais, si l’on ne croit pas comme un petit enfant, ou comme Monsieur Singlin[1], il est vain de demander à la science ou à quelque vague esthétique des raisons de croire.

Bien entendu, son irréligion n’est point offensive ; en bourgeois qu’il est, il « envie ceux qui ont la foi » ; pour sa philosophie, c’est le « Que sais-je ? » de Montaigne. Aussi bien, l’ami de la Boëtie est son grand ami, le

  1. On connaît le mot de Pascal : « Mon Dieu ! mon Dieu ! faites-moi croire comme Monsieur Singlin ! »