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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


eût supporté gaiement ces misères et bien d’autres, s’il eût aperçu une issue à l’impasse, une fente à l’énorme mur qui l’encerclait. Mais rien, toujours rien…

Quelque force qu’il puisât dans la vaillance de sa jeune femme, il s’énervait dans l’inaction et dans quelque chose de pire, l’illusion d’agir que lui donnaient ses policiers toujours en chasse, zélés et prometteurs, parce qu’ils étaient bien payés ; mais comment eussent-ils trouvé le traître ? Une chape de plomb pesait, d’un poids tous les jours plus écrasant, sur tous les siens. Ses frères, en Alsace, le vieil Hadamard, à Paris, ces bons bourgeois, tisseurs et négociants, avaient rencontré l’Ananké des tragédies, réservée aux rois et aux héros.

Une seule joie, mais aussi cruelle que toutes ces douleurs : les enfants, ceux de Mathieu, ceux du condamné, dans l’inconscience de leur âge, ignorants du drame. Ils riaient, chantaient[1] : vers quel avenir allait cette race de parias, déshonorée dans sa fleur ?

Là-bas, dans l’île, c’était manifeste que l’infortuné croulait sous le trop long supplice. Toutefois, on se faisait scrupule de le leurrer d’un prochain espoir ; la pauvre Lucie ne pouvait plus mentir qu’aux enfants :

 Pourquoi cette journée du 1er janvier est-elle encore plus longue, plus pénible ? Le poids qui nous oppresse est trop lourd pour que nous puissions faire une différence entre les jours quels qu’ils soient[2]… Tu ne peux imaginer l’angoisse que j’éprouve quand je vois arriver le jour du courrier ; j’espère jusqu’à la dernière minute ; et puis les
  1. Lettre de Lucie Dreyfus, du 25 décembre 1895 : « Les enfants nous rattachent à la vie… Tout est joie pour eux, ils chantent, ils rient, ils bavardent, ils animent la maison. »
  2. Lettre du 1er janvier 1896.