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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


un repentir d’artiste d’Henry. La lettre de l’Empereur Guillaume à Munster fut une première ébauche, grossière ; ayant creusé l’idée, il fabriqua le bordereau annoté. Il lui avait suffi de faire écrire par Lemercier-Picard sur un fac-similé du bordereau la note marginale de l’Empereur, et de faire photographier cette photographie ainsi complétée.

L’extrême impudence de ces faux n’a arrêté aucun des grands chefs, dupes volontaires ou complices. Boisdeffre, familier des empereurs et des rois, trouve vraisemblable que le César allemand discute, règle lui-même les comptes d’un espion !

Supposez-leur une imbécile crédulité : rien n’eût été plus simple que de s’informer de ces étonnantes histoires, sinon auprès de Mercier, terriblement inquiet depuis qu’il a eu vent des événements qui se préparent, du moins auprès de Casimir-Perier et de ses ministres d’alors, Hanotaux et Dupuy.

Mais Boisdeffre et Gonse n’en firent rien, ni Billot. Ils ne produiront pas publiquement ces pièces, par trop honteuses, mais ils les garderont pour forcer, dans l’intimité, les convictions récalcitrantes. Et Henry en parla gaîment à Esterhazy : que pèseront les preuves graphologiques de Scheurer devant ces lettres de l’Empereur allemand (qu’il appelait « le cul couronné ») ? Mais Esterhazy haussait les épaules ; c’était « idiot », « cela dépassait les limites permises de la bêtise[1] ».

Le bruit se répandra bientôt qu’il y a, quelque part, dans les arcanes les plus secrets de l’État-Major, un dépôt de preuves décisives, une réserve qui n’apparaîtra sur le champ de bataille qu’à la dernière heure, la « garde impériale ».

  1. Dép. à Londres, 26 février 1900. Esterhazy ajoute qu’on a fait disparaître ces faux avec le dossier ultra-secret.