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LA COLLUSION

VI

Henry, jusqu’à présent, n’avait pas réussi à rassurer Esterhazy ; au contraire, la défense faite par Billot de le prévenir, fût-ce par une lettre anonyme, l’obligation où ils se sont trouvés, Henry et lui, de la fabriquer eux-mêmes, la nouvelle que Scheurer va rentrer à Paris, ont porté à l’extrême l’agitation du misérable. Dès qu’Henry n’était plus là pour le secouer, il s’effondrait et ne pensait plus seulement à la fuite, mais au suicide.

Il jugeait les promesses d’Henry fallacieuses, ses combinaisons ridicules, ses faux parfaitement ineptes. Au premier choc s’effondrera tout cet échafaudage de niaiseries. Et las de tout, écœuré de lui-même, il abandonnait la partie, renonçait à la lutte.

Il a gardé l’orgueil de son nom ; il ne le verra pas souillé. Il a eu l’étoffe d’un homme ; il l’a gâchée. Mieux vaut s’en aller tout à fait, ne pas achever la comédie en farce, l’achever en tragédie. Ce sera l’aveu, — une bonne action et une belle vengeance.

Il passait ses journées chez la fille Pays, « affaissé dans un fauteuil, anéanti[1] », perdu dans de noires pensées. Bien qu’elle eût d’autres amants[2] (un jeune homme, un vieux sénateur), elle lui restait attachée, parce qu’il l’avait tirée de la rue et qu’il conservait, dans son abjection, un attrait singulier, cet air fatal qui plaît

  1. Procès Esterhazy, 155, Autant père : « Mme Pays me dit que le commandant… etc. »
  2. Cass., I, 789, Gérard.