Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1905, Tome 5.djvu/425

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
415
RENNES


sur les dents, depuis plus de six cents jours que toute la vie de la nation était suspendue à l’aventure de ce petit capitaine juif ; mais les nerfs étaient les plus forts, comme au soir d’une bataille, où, fatigue et faim, on oublie tout.

L’immense fabrique de la presse continuait donc à travailler de toutes ses machines, jetait d’heure en heure à la rue des milliers et des milliers de kilos de papier, qui s’enlevaient, disparaissaient, comme absorbés par une énorme pompe aspirante.

Si l’on songe au nombre d’articles qu’on avait écrits déjà sur Dreyfus, on s’étonnera que les encriers, que les cerveaux ne fussent pas vidés. On n’avait qu’à prendre une plume, elle courait d’elle-même. On eût écrit en dormant.

La curiosité, l’impatience, l’émotion, n’étaient pas beaucoup moins intenses à l’étranger. Est-ce que l’innocent va être rendu aux siens ? est-ce qu’un second assassinat va s’accomplir par l’armée française ?

Les renseignements de Waldeck-Rousseau étaient contradictoires : Chamoin pronostique l’acquittement, « faute de preuves » (lettre à Galliffet) ; Paléologue, la condamnation, peut-être la minorité de faveur, trois voix pour l’innocence, la pire des solutions (lettres à Delcassé) ; surtout, les sons de cloche qui viennent des revisionnistes sont d’un glas. Sauf Picquart, retrempé dans la bataille et confiant encore[1], les plus fermes (Ranc, Trarieux, Hartmann) ne cachent pas

  1. Lettre de Gast : « Picquart est admirable. Il a supporté, comme un roc, toutes les infamies débitées sur son compte… Il me disait, ce matin, qu’il ne s’est jamais senti si dispos, moralement et physiquement. Ne nous croyez, pas abattus. » (25 août 1899.) « Dreyfus sera acquitté : cela nous paraît impossible autrement et cela nous aide à vivre. » (30 août.)