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RENNES


lus, avec tous les journaux revisionnistes, que la Cour de cassation avait attribué le bordereau à Esterhazy, alors que c’était seulement Ballot-Beaupré.) Une telle passion du bien public n’avait pas encore éclaté dans le prétoire ; son style, d’ordinaire un peu solennel et triste, s’éclaira ; sa péroraison, le rappel de la définition romaine du droit[1], arracha des pleurs à Dreyfus lui-même.

Pour la première fois, les juges, sourds à Casimir-Perier, hostiles à Picquart, parurent ébranlés, inquiets ; est-ce que les généraux n’auraient pas tenté de les associer à une nouvelle erreur[2] ? Ils appartenaient (corps et âme) à leurs chefs ; — c’est la vraie, la profonde explication de leur cas ; — invinciblement, par la force d’une habitude devenue une deuxième nature, ils comptaient le nombre de galons, de degrés qui les séparaient de ces témoins chamarrés, « dans la grande hiérarchie qui est la forme vitale et la structure même de l’armée[3] », recevaient leurs menteries comme des ordres et ne réalisaient pas qu’il n’y avait « en justice », comme Jouaust le leur avait dit un jour « ni supérieurs ni inférieurs[4] ». Trarieux, seul, les affranchit, pour une heure, de cette superstition. Ils eurent par lui une intuition passagère de leur mission, sentirent leur conscience, firent, un instant, table rase de leurs idées préconçues et de leurs partis-pris. Non seulement ils ne lui reprochèrent pas d’avoir demandé trop de renseignements à l’étranger (à Tornielli), mais de n’en avoir pas

  1. « Accorder au plus petit comme au plus grand, sans distinction d’origine, de sexe ou de personne, son droit à chacun : Jus suum cuique. »
  2. Jaurès, Clemenceau, Claretie, etc.
  3. Chevrillon, loc. cit.
  4. Rennes, II, 32, Jouaust.