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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

Jouaust, quand il interpellait Dreyfus, ne l’appelait jamais que par son nom ; pour la première fois, avec une intention manifeste, il lui donna son titre : « Capitaine Dreyfus, avez-vous quelque chose à ajouter pour votre défense ? » — comme s’il avait voulu consacrer son grade.

Dreyfus, horriblement pâle, essaya de crier ce qui lui restait d’espoir dans la justice de ses camarades ; mais sa faiblesse physique était extrême, les mots mouraient dans une espèce de murmure rauque : « Je suis innocent… L’honneur du nom que portent mes enfants… Votre loyauté… » Il eut lui-même le sentiment aigu combien c’était insuffisant, fit un geste comme s’il avait quelque chose à ajouter, tomba sur son siège. Jouaust : « C’est tout ce que vous avez à dire ? » Il passa la main sur son front : « Oui, mon colonel[1]. »

Les gendarmes l’emmenèrent, se soutenant à peine, mais se roidissant et redressant la tête. Puis les juges se retirèrent dans la chambre du conseil.

Au bout d’un quart d’heure, les amis, les ennemis, tous ceux qui attendaient dans la salle et dans la cour, surent ce que serait le verdict. Le vote des conseils de guerre, quand c’est l’acquittement, dure le temps de poser la question, de recueillir les sept voix, — trois minutes pour l’acquittement d’Esterhazy[2]. — La sonnette qui annonce la reprise de l’audience ne tintait pas. Donc les juges délibéraient. De quoi ? De la peine…

Depuis le commencement des débats, Jouaust pas une fois n’avait laissé connaître sa pensée à ses collègues, ni cherché à savoir la leur. Pourtant, il n’était pas seul à ignorer les angoisses de Bréon, à n’avoir pas vu

  1. Rennes, III, 746, Dreyfus.
  2. Voir t. III, 214.