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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


Même sous celle débonnaire République, il serait téméraire de s’en prendre d’abord aux officiers qui ne la renient pas. Pour les dégoûter du métier ou les amener à baisser pavillon, il suffira aux coteries distinguées de les tenir à l’écart, à l’oligarchie des conseils auliques de leur préférer les aristocrates et les protégés des Pères. Mais faut-il se gêner avec le juif ? Que vient-il faire dans l’armée ? Quelle pensée l’y amène : de lucre ou de trahison ? Rien que son contact est salissant. Et, par la porte où il aura été chassé, les autres partiront à leur tour : protestants, libres-penseurs, simples républicains. Aucun juif, en tout cas, si Dreyfus est condamné, ne sera plus admis au sanctuaire de l’État-Major où, l’un des premiers de sa race, il a pénétré, y amenant la trahison avec lui. Et voici que l’ennemi, comme on croyait le tenir, échapperait ! Quoi ! lui faire des excuses, à l’animal impur, perdre une telle partie ! Plutôt embraser tout, au risque de périr soi-même dans l’incendie. Si elle n’est plus infaillible, que devient la milice sacrée ? Tout s’écroule. Contre de pareils intérêts, que pèse un homme ?

Gribelin, c’est cette plèbe militaire chez qui le collier de la discipline a étouffé toute faculté de raisonner. Il ne voit que ce qu’il lui a été commandé de voir. Il n’y a pour lui qu’une vertu : être derrière les chefs. C’est un ministre de la Guerre qui définit ainsi la première qualité de l’officier : l’impersonnalité[1]. Il est impersonnel. Son cerveau ne lui appartient plus, mais au chef hiérarchique, comme celui de la femme endormie à l’hypnotiseur. Ce n’est plus un homme, c’est une machine.

Et cet autre, ce représentant de l’une des plus hautes autorités civiles, homme d’expérience pourtant et qui

  1. Rennes, I, 168, général Billot.