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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


une famille, ni l’horreur d’un crime judiciaire commis par des soldats. Ce qui le tourmente, c’est la difficulté de soutenir l’accusation.

L’accusé n’offrait aucune prise ! Plus avancera l’enquête, plus apparaîtra la fragilité de l’accusation. Du Paty ne se ment pas à lui-même. Comme il n’est pas de ces passionnés dont la fureur trouble les sens, il voit clair. Nerveux, de physionomie mobile, il ne parvient pas à dissimuler l’inquiétude qui le tient.

Il était attaché au 3e bureau ; il y cessa son service, tout entier à son enquête et à ses combinaisons. Mais il venait chaque soir raconter à Picquart et au colonel Boucher ce qui se passait. Picquart le voyait « de plus en plus découragé, de plus en plus anxieux sur l’affaire[1] ».

Il cherche, non la vérité, mais la revanche de ses premiers échecs. La revanche fuyait, la vérité s’imposait.

Déjà, toutes les forces publiques sont coalisées contre Dreyfus, le pouvoir civil qui laisse faire, l’autorité militaire qui le veut coupable. Cependant, le juste, sur sa propre ruine, élève l’inaccessible protestation de la conscience.

Le crime des crimes, — perdre sciemment un innocent, — s’il lui avait été présenté dans sa nudité, Du Paty l’eût repoussé. Mais déjà cette œuvre de justice dont il est chargé n’est plus qu’un duel entre l’accusé et lui, et il se laisse glisser vers le crime.

  1. Rennes, I, 378, Picquart.