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L’ENQUÊTE

III

À côté de lui, un homme connaissait le véritable auteur du bordereau ; mais, puisque la fatalité n’a pas voulu qu’il pût détruire cette feuille maudite ni qu’elle fût classée au rebut par les chefs, il n’y a plus pour Henry qu’une chance de salut : c’est la condamnation de Dreyfus. Que risque Du Paty à l’innocence de l’accusé ? Des épigrammes, une passagère défaveur. Mais lui ! Dreyfus, innocenté, libre, consacrera sa vie à chercher l’infâme dont le crime lui a pu être attribué. Et les lettres d’Esterhazy traînent partout !

Ainsi nul, sauf Esterhazy, ne joue plus gros jeu, mais nul ne joue plus serré. Du Paty s’est vivement porté, du premier jour, à l’avant de la scène, recherchant l’évidence, le bruit, la lumière crue de la rampe. Henry reste à l’écart, au second plan, où circulent les Narcisse et les Iago. Il craint la publicité et la fuit. Il se fait modeste, tout petit, un simple auxiliaire. Mais cet auxiliaire rassemble peu à peu entre ses mains tous les fils. Du Paty est un détraqué ; Henry un esprit sain, robuste, plein de force. Ce paysan madré, passé maître dans les roueries des marchands de foire, sait l’art de couvrir sa fourberie d’une rudesse qui ressemble à de la loyauté. Sous Sandherr, affaibli, guetté par la paralysie générale, il est le vrai chef du bureau des renseignements ; il a toujours cherché à garder pour lui les affaires d’espionnage[1]. Une importance nouvelle lui est venue de ce qu’il a eu, le premier, le bordereau. Il profite d’une

  1. Cass., I, 299, Cordier.