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L’ENQUÊTE


dont les conséquences assombrirent plus tard d’un lourd remords la conscience de ce brave homme. Il partait ainsi d’un faux point de départ. Or, toute idée préconçue, fausse ou juste, vicie ou éclaire tout le travail ultérieur de la pensée. Les ressemblances d’aspect général, preuve que le bordereau est de l’officier soupçonné ; les dissemblances, autre preuve ; elles montrent « l’évidente préoccupation de déguiser l’écriture ».

Cependant, on le savait si honnête, d’une nature si loyale et si droite, que de l’avoir dirigé, presque à son insu, sur une fausse piste, ne suffisait pas à rassurer. S’il s’apercevait de sa méprise, il la corrigerait aussitôt. Or, à tout prix, il fallait que son rapport fût défavorable à Dreyfus, — ou tout croulait.

À tout prix ? Mais que faire ? L’âme de ce petit homme intraitable sur l’honneur et colérique, était peinte sur son visage. À la tentative la plus légère de pression ou de corruption, il se dressera, furieux, indigné, les crins aux vents. Sa conclusion sera immédiate et nette : l’opinion qu’on lui veut dicter par de tels moyens est mensongère.

Alors, un soir, un individu se présente chez Charavay. Il est des amis de l’officier soupçonné, affirme que l’homme est innocent, que la pièce incriminée n’est pas de son écriture ; l’expert peut s’assurer la reconnaissance de toute la famille… Charavay n’en veut pas entendre davantage, lui montre la porte.

Quoi ! on a essayé de le séduire, de peser sur lui ! La famille de l’accusé a donc bien peur !

Charavay ignorait que la famille de l’accusé, sa femme exceptée, n’était pas informée encore de son arrestation, que cette femme avait juré le silence ; ne l’eût-elle pas juré, qu’elle ne connaissait pas les noms