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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


trahison qui explique tout. Qui osera défendre l’accusé, sans accuser le ministre, sans excuser le crime ?

Les peuples vainqueurs ont la fierté de leurs soldats, mais craignent l’insolence de leur orgueil. Toujours quelque bouffon suit le char de triomphe. Sur l’amour des vaincus pour leur armée il n’y a pas une ombre. Le Gloria victis a fondé le culte d’un pernicieux mensonge, qui détourne du viril devoir, endort la vengeance. Mais il s’inspire d’une sainte piété. Cette piété est, au fond des cœurs, reconnaissance pour l’héroïque passé, espoir dans l’avenir.

On eût pu suspecter un soldat accusant un civil, mais un camarade ! La solidarité des militaires n’est que légende. En tout cas, la solidarité de ces brillants officiers d’État-Major s’arrête au fils de Sem. Ce peuple ne connaît pas ses propres préjugés, endormis, mais vivants : comment les soupçonnerait-il chez les chefs de son armée ? Il lit sur tous ses monuments : Égalité, Fraternité ; il pense avoir fait de la devise le principe de ses actes. Et, déjà, la haine du Juif, consciente ou latente, lui ôte son sang-froid, sa claire raison, entame sa vieille générosité.

En d’autres temps, le crime, avéré, d’un officier eût été pour tous une cause de tristesse. Quoi ! un Français, un soldat a trahi ! Le drapeau, de lui-même, se serait replié contre la hampe ; de pieuses mains, pour une heure, l’auraient voilé d’un crêpe.

Et l’âme chrétienne, l’âme de l’Évangile et de l’Imitation, est le temple de la pitié. Pitié pour tous, pour le malheureux, pour le plus malheureux des malheureux, pour le méchant ! L’amour infini, la miséricorde infinie, qui sont toute la religion du Nazaréen, ont embaumé le monde, il y a dix-neuf siècles. Ce qui en est resté suffit à consoler de leurs maux des millions d’êtres humains.